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(Socrate:) "Un jour, pourtant, j'entendis faire la
lecture d'un livre, dont l'auteur, disait-on, était (97c)Anaxagore.
On y affirmait que c'est l'intelligence (nous) qui est cause (aitia)
ordonnatrice et universelle. Cette cause-là, elle me plût
beaucoup. Il me semblait que c'était une bonne chose, en un sens,
que ce soit l'intelligence qui soit cause de tout ; s'il en est ainsi,
si c'est l'intelligence qui met en ordre, elle doit ordonner toutes choses
et disposer chacune de la meilleure manière possible. Celui donc
qui voudrait découvrir comment chaque chose vient à exister,
périt, ou est, devrait aussi découvrir quelle est la meilleure
manière pour cette chose d'être, ou de subir ou de produire
quelque action que ce soit....je croyais avoirdécouvert en Anaxagore
un maître capable de m'enseigner la cause de tout ce quiest, une
cause en accord avec mon intelligence à moi!.. Aussi, c'est tout
plein de zèle que je pris son livre, et je le lus aussi rapidement
que j'en étais capable,, afin d'acquérir au plus vite la
science du meilleur et du pire. Cette magnifique espérance, il m'a
fallu la quitter, ami, et je suis tombé de mon haut! Car, en lisant
plus avant , je vois un homme qui de son intelligence ne fait aucun usage!
Il ne lui attribue pas la moindre responsabilité quant à
(98c)l'arrangement des choses, mais ce sont les actions, des airs, des
éthers, des eaux, qu'il invoque comme causes, avec celles
d'autres réalités aussi variées que déconcertantes!....(99c)mais
qu'en vérité ce soit le bien - l'exigeant - qui soit le lien
et tienne ensemble, cela ne leur traverse pas du tout l'esprit! Or, moi,
pour apprendre ce que peut être une cause de ce genre, je me serais
fait volontiers l'élève de n'importe qui. Mais puisque
j'en ai été frustré, et que je n'ai été
capable ni de la découvrir par moi-même ni de l'apprendre
d'un autre, ma (99d) "seconde navigation"
(deuteron plouos) à la recherche de la cause et la manière
dont j'ai réussi à l'effectuer, veux-tu, Cébès,
dit-il, que je te les expose?
...j'en arrivai à être lassé de l'examen
des choses existantes; et il me sembla que je devais prendre garde
à ne pas subir le même accident que ceux qui observent et
examinent une éclipse de soleil : certains corrompent parfois complètement
leurs yeux pour n'avoir pas regardé dans l'eau l'image de l'astre
qu'ils étudient, ou (99e)n'avoir pas utilisé un moyen de
ce genre. Et c'est à ce type d'accident que je réfléchissais
; je me pris à craindre que mon âme (psychen) ne devienne
totalement aveugle à force de regarder les choses avec mes yeux
et d'essayer de les atteindre par chacun de mes sens aisthéseon).
Voici alors ce qu'il me sembla devoir faire : me réfugier
du côté des raisonnements, et, à l'intérieur
de ces raisonnements, examiner la vérité des êtres
(ton onton tèn alèthian). Il se peut d'ailleurs que,
dans un sens, (100a) ma comparaison ne soit pas ressemblante : car je n'accorde
pas du tout que lorsque l'on examine les êtres à l'intérieur
d'un raisonnement, on ait plus affaire à leurs images que lorsqu'on
les examine dans des expériences directes. Quoi qu'il en soit, c'est
c'est dans cette direction que je pris mon élan. En chaque cas,
je pose (hypothémenos) un raisonnement..."
- Phédon, trad.Monique Dixsaut, GF-Flammarion, 1991 (cf. ce livre pour l'introduction et les notes).