Texte-exemplaire : Y a-t-il unité à la diversité des choses et des idées ?

   Qu'est-ce que l'âme - et dans quelle mesure, sous quelles conditions, la psychanalyse nous force-t-elle à la penser autrement ? Qu'est-ce que le langage...? Qu'est-ce que l'objet mathématique, physique, biologique, social-historique - et comment, à la fois, se livre-t-il et se dérobe-t-il à cette extraordinaire entreprise qu'est la science moderne ? A partir de quoi, et moyennant quoi, pouvons-nous parler d'économie, d'égalité, de justice, de politique ?...
   Qu'est-ce que la théorie ? L'activité des théoriciens. Et les théoriciens sont ceux qui font de la théorie. La science est l'activité des scientifiques - de ceux qui font de la science. Cercle risible. Mais que mettre à la place ? Certes, d'autres définitions sont possibles. Par exemple : la science d'un objet est le système des énoncés vrais (ou corrects, ou non falsifiés) portant sur cet objet. Le positivisme le plus plat et l'idéalisme le plus absolu se rencontrent ici. " La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut être que le système scientifique de cette vérité. " (Hegel, PhE, I,8) Quel objet, et qu'est-ce qu'un objet ? Qu'est-ce qu'un énoncé vrait (ou correct, ou non falsifié) ? Que veut dire système, jusqu'où un système doit-il être systématique pour être vraiment système - et où a-t-on jamais vu un système ?
   Aucune des sciences existantes n'est plus démonstrative, ni plus systématique, que la mathématique. Et c'est d'elle qu'un connaisseur, Bertrand Russell, disait : " La mathématique est la science où l'on ne sait jamais de quoi on parle, ni si ce que l'on dit est vrai. " Il faudrait tout ignorer des mathématiques pour croire qu'il s'agit là d'une boutade. On ne sait jamais de quoi on y parle : on y parle de tout et de rien en particulier, du n'importe quoi comme tel, du quelque chose en général. L'on essaie de spécifier, dotant ce quelque chose de propriétés particulières, condensées dans un groupe d'axiomes. L'on s'aperçoit tôt ou tard que l'on a fait autre chose que ce que l'on pensait faire...(8-9)
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   Nous sommes ainsi renvoyés à la philosophie ; et, plus encore, à son caractère historique, et à l'énigme qu'il pose. Le temps n'est pas pour la philosophie simple détermination extérieure, encore moins repère de l'ordre de succession des pensées des philosophes. Si le philosophe...
   La constatation, évidente, que toute philosophie est une création historique n'a rien à voir avec le relativisme - lequel supprime précisément le problème de la création. Ce n'est pas seulement et pas tellement que le relativisme "se contredit". C'est que totut relativisme est toujours - s'il ne se borne pas à bégayer et à grommeler - un absolutisme. Il prétend pouvoir épuiser ce dont il parle par l'énumération des relations où celui-ci serait pris, il doit affirmer que l'ensemble dee ces relations est déterminé et assignable. Mais le problème est constitué précisément par ce fait, que dans le cas qui nous occupe les relations existent et qu'elles n'épuisent pas leur objet. Platon appartient à la Grèce d'une manière interminable - et il nous fait penser, il nous appartient ( ou nous lui appartenons, peu importe).
   Nous pensons l'histoire de la pensée (et de la science) comme une création ; et si nous la pensons vraiment, notre pensée elle-même est création, qui a rapport avec ce qui est et son "objet" - ici : la pensée d'autrefois et son "objet" - mais qui d'aucune façon ne saurait être appelée "lecture" ou "interprétation", à moins de subvertir totalement le sens de ces termes. (19)

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 Castoriadis, Cornelius : Les Carrefours du labyrinthe, Le Seuil, 1978. 1