LE LUXE
(J.-J. Rousseau 1712-1778)
Né comme eux de l'oisiveté et de la vanité des hommes, le luxe va rarement sans les sciences et les arts, et jamais ils ne vont sans lui. Je sais que notre philosophie, toujours féconde en maximes singulières, prétend, contre l'expérience de tous les siècles, que le luxe fait la splendeur des États: mais après avoir oublié la necessité des lois somptuaires, osera-t-elle nier necore que les bonnes moeurs soient essentielles à la durée des empires, et que le luxe ne soit diamétralement opposé aux bonnes moeurs? Que le luxe soit le signe certain des richesses; qu'il serve même, si l'on veut, à les multiplier: que faudra-t-il conclure de ce paradoxe digne d'être né de nos jours? et que deviendra la vertu quand il faudra s'enrichir à quelque prix que ce soit? Les anciens politiques parlaient sans cesse de moeurs et de vertu; les nôtres ne parlent que de commerce et d'argent. L'un vous dira qu'un homme vaut en telle contrée la somme qu'on le vendait à Alger; un autre, en suivant ce calcul, trouvera des pays où un homme ne vaut rien, et d'autres où il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l'État que la consommation qu'il y fait; ainsi, un Sybarite aurait bien valu trente Lacédémoniens. Qu'on devine donc laquelle des deux républiques, de Sparte ou de Sybaris, fut subjuguée par une poignée de paysans, et laquelle fit trembler l'Asie.La monarchie de Cyrus a été conquise avec trente mille hommes par un prince plus pauvre que le moindre des satrapes de Perse; et les Scythes, le plus misérable de tous les peuples, ont résisté aux plus puissants monarques de l'univers. Deux fameuses républiques se disputèrent l'empire du monde: L'une était très riche, l'autre n'avait rien, et ce fut celle-ci qui détruisit l'autre. L'empire romain, à son tour, après avoir englouti toutes les richesses de l'univers, fut la proie des gens qui ne savaient pas même ce que c'était que la richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons l'Angleterre, sans autre trésor que leur bravoure et leur pauvreté. Une troupe de pauvres montagnards, dont toute l'avidité se bornait à quelques peaux de mouton, après avoir dompté la fierté autrichienne, écrasa cette opulente et redoutable maison de Bourgogne qui faisait trembler les potentats de l'Europe. Enfin toute la puissance et toute la sagesse de l'héritier de Charles-Quint, soutenue de tous les trésors des Indes, vinrent se briser contre une poignée de pêcheurs de harengs. Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour réfléchir à ces exemples, et qu'ils apprennent une fois pour toutes, qu'on a de tout avec de l'argent, hormis des moeurs et des citoyens.
De quoi s'agit-il donc, précisément dans cette question du luxe? De savoir lequel importe le plus aux empires, d'être brillants et momentanés, ou vertueux et durables? Je dis brillants, mais de quel état? Le goût du faste ne s'associe guère dans les mêmes âmes avec celui de l'honnête. Non, il n'est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s'élèvent jamais à rien de grand; et, quand ils en auraient la force, le courage leur manquerait.