La Mort de l'Oiseau
André Masson
Je vous apporte une bien triste nouvelle : il est mort. Il était au faîte d'une branche, dans le vent bleu du ciel, et il chantait tout seul un chant gai, lorsque la balle l'a frappé en plein coeur. Il est tombé, les ailes ouvertes, comme pour une dernière envolée, sans un cri d'adieu pour la terre qu'il ne voit plus désormais. Au nid peut-être quelqu'un l'attendait ce jour-là. Mais il ne reviendra jamais plus au nid, plus jamais. C'est un porté-manquant comme on disait de certains hommes pendant la guerre. C'est un disparu. L'arbre (qui l'a vu mourir, les ailes déployées) grandira; le vent qui a recueilli son dernier souffle repassera peut-être par la même route bleue; le soleil éclairera de nouveau le nid qu'il avait construit dans un vieil arrosoir; mais, lui, le porté-manquant, lui, le disparu, le mort, il ne reviendra jamais, jamais plus.
Et que m'avait-il fait, ce simple, ce pur oiseau du ciel? Que m'avait-il empêché de faire pour que d'une balle mette fin à ses courtes joies? M'avait-il empêché d'aimer les hommes, mes frères? Avait-il en chantant dérangé ma quiétude? (Il chantait comme mon dernier-né dans son berceau, il était un enfant du ciel bleu, du vent libre et du jeune soleil). M'avait-il un jour, un seul jour, empêché d'écrire? Non, il ne m'avait rien fait. Au contraire, il était un peu comme moi (ou plutôt, j'étais un peu comme lui). J'essayais d'être pareil à lui. Il était libre dans le ciel vide, j'essayais de me libérer; il vivait sans nuire aux autres; j'essayais d'être avec les autres; il chantait; j'essayais de sourire; il comtemplait les choses et les êtres d'en haut, j'essayais d'être indifférent aux jugements d'autrui.
Alors, pourquoi l'ai-je tué? J'ai ajusté sa pauvre petite poitrine d'oiseau à travers une porte. Lui, ne savait rien. Il n'avait pas vu le canon au moment où il ouvrait le bec pour lancer un joyeux signal, j'ai tiré et il est tombé, ses ailes en parachute. Un compagnon qui l'escortait s'enfuit à tire-d'aile porter la nouvelle à ceux de chez lui.
La terrible, l'effroyable nouvelle! Ah, qu'ai-je fait, pourquoi, pourquoi ai-je tiré sur un être innocent! Parce que j'étais le maître? Mais le maître de quoi? Le Maître des libres oiseaux? Non, c'est un mensonge! Nous ne sommes les maîtres de rien et, demain, un tremblement de terre, un cyclone peuvent faire de nous des êtres ridicules et faibles.
Désormais, je ne tirerai pas, je ne tirerai jamais. Je laisserai aux oiseaux le ciel, puisque je ne veux pas y monter. J'essaierai loyalement, péniblement, d'être de la terre sans faire souffrir, sans détruire, sans tuer. Et puisque chacun, autour de moi, est un être libre, puisque les pensées des autres, l'amour des autres, leurs passions, leurs défauts, leurs qualités sont des oiseaux de leur ciel à eux, j'essaierai de les respecter. Je ne t'empêcherai pas, toi, de penser contrairement à moi. Tu veux lire ce livre? Je ne te dérangerai pas. Tu veux dormir? Je ferai le silence autour de toi, même si je te trouve ridicule. Tu préfères la pluie au soleil? J'essaierai d'y découvrir une sérénité. Tes pensées, tes désirs, tes joies et tes peines sont tes oiseaux à toi, oiseaux préférés dans la volière de la vie. Je ne tirerai pas, je ne les tuerai pas. Je les respecterai. J'essaierai même de me mettre à ta place, de les aimer, d'entendre, comme toi tu les entends, leurs appels et leurs chants.
Mais toi aussi, ne tire pas. Toi aussi, n'abats pas l'oiseau de plain-chant que j'ai suspendu pour l'idéal de ma vie. Toi aussi, essaye de comprendre et d'aimer ma peine et mon angoisse. Ne prends pas le fusil de l'égoïsme : tu me blesserais et j'ai besoin de vivre.
Ah! si chacun voulait aimer chacun! Ah! si le ciel pouvait être rempli d'oiseaux, d'un éternel printemps, de chants d'amour!
septembre 1955