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Le virus se propage à la vitesse grand V. Un téléphone portable, du doigté, des mots allusifs: un nouveau langage est né. Adeptes et linguiste le décortiquent.
Florence Perret
le 1er février 2001
Pile 160 signes! La taille maximale d'un sms, d'un short message service, bref, d'un message court transmis par téléphone portable. 160 caractères donc, pas un de plus. Pas de quoi faire de la poésie à priori, même si d'aucuns, à l'image de cet éditeur allemand titillé par le fabuleux engouement que le service suscite, lancent ces jours des «concours de littérature SMS». Sur portable, et sur mesure, bien sûr.
Car soyons clairs. En langage SMS, et bien que ne dépassant pas la longueur réglementaire, le surtitre de ce texte («Le virus se propage à la vitesse grand V. Un téléphone portable, du doigté, des mots allusifs: un nouveau langage est né. Adeptes et linguiste le décortiquent») donnerait plutôt ça: «Att virus, mots bizz new lang sur nat, fan e pro dekortiq». Ou ça: «boum!! SMS++++ :-)) BLABLA pk?». «Oui, coupe un de ces écrivains d'un nouveau genre. C'est un langage court, drôle et pas littéraire pour un sou.
Reste que je ne pense pas que le SMS ait été créé pour faire de grandes phrases...»
Sans doute pas, non. Du moins pas comme on l'entend dans les salons. Les SMS, c'est l'écrit des mots dits. Instantanés. Ludiques souvent. Parfois irréfléchis. Mais parfois pesés aussi. Car à force de se faire courts, ces minimessages ont donné lieu à un langage tout à lui, un mix entre «chat» Internet et style télégraphique. D'où une imagination volontiers débordante pour tenter de se faire comprendre. Contraints de jouer les «minimir», les essaimeurs [SM(EUR)S] jouent à l'impossible: écrire en deux phrases ce qu'ils diraient en deux minutes. Résultat: des mots avortés, des abréviations toujours plus abrégées, des sigles étranges, des drôles de codes. Le linguiste: des «rébus» passionnants à déchiffrer, des «langages à la Queneau». Une débutante: «Molière sur Ericsson, je me demande bien ce que ça donne»...
Certainement moins d'«allô», et moins de mots. Ainsi, le téléphoné «oui, c'est moi non, pas encore tu sais, c'est magnifique il neige oui oui, en taxi comment?jaune évidemment à Central Park le chauffeur a eu la bonne idée de le traverser allô, tu m'entends?» devient en bref composé ce message-ci: «C BLANC, C BEAU. VIVE JO».
La rime est en option. L'essentiel réside d'abord et surtout dans la volonté, chaque jour plus forte, compulsive même, de communiquer. De s'amuser à «décortiquer». D'échanger un peu de rien contre un peu de tout. Partout dans le monde, en Europe surtout (Allemagne, Italie et Angleterre), le constat est le même: boom des adeptes, boom du nombre de messages brefs. La folie. Et le mot n'est pas usurpé, les premiers accros (plus de 7000 messages par mois!) ont déjà trouvé c'est au Danemark la clinique appropriée, qui pourra, comme elle le fait déjà avec les fous d'Internet, les soigner.
15 milliards par mois
Oh les beaux jours... L'institution sait sans doute déjà que, depuis décembre dernier, 15 milliards de SMS se croisent chaque mois sur la planète. Elle apprendra qu'en Suisse, le nombre de messages brefs a aussi doublé entre janvier et décembre 2000 et dépasse désormais les 200 millions (on ne compte pas ici les 20 millions de messages que nos concitoyens se sont envoyés le 31 décembre dans la nuit). Ce qui nous donne quelque 7 millions de SMS quotidiens dans le pays, un par jour et par habitant. «Un effet de mode?» Voire Les projections parlent de 100 milliards d'envois par mois d'ici à deux ans, 1 message pour 2 habitants et par jour. A l'échelle planétaire donc.
Effet virus, capacité contagieuse: c'est là la force du SMS. Une balle de ping-pong qui une fois lancée ne demande qu'à être renvoyée. Une utilisatrice de 67 ans: «J'ai envoyé mon premier SMS l'été dernier, après que mon fils et ma belle-fille m'ont envoyé un message depuis l'étranger. J'ai trouvé ça rigolo. Alors j'ai continué.» Autre exemple, autre âge, proche celui-ci de la quarantaine. «J'ai reçu une fois un message, j'en ai écrit un. Puis deux. Ce mois-là, j'en ai envoyé 1300.»
Des petits mots «anodins», «amusants», «allusifs» qui peuvent se transformer en «vraie conversation», «durer des heures». Des jours et des nuits. L'interventionnisme du téléphone en moins. Une discrétion appréciée tant par celui qui l'écrit que par celui qui le reçoit. Les amants infidèles et les ados tricheurs le savent et en abusent. Mais il n'y a pas qu'eux. D'autres, soucieux de leur entourage (restaurant, bureau, maison) apprécient plus que tout ce service: Belen, 29 ans, mère d'un petit garçon: «Recevoir un message, ce n'est pas comme un téléphone, même s'il arrive tard, ça ne dérange pas et ça ne le réveille pas.» Claude, 40 ans: «J'utilise souvent le SMS à des moments où je ne penserais pas à prendre mon téléphone, quand je suis en voyage par exemple ou tard le soir». Un moyen de communication «pas contraignant» puisqu'il laisse, vous martèleront les allergiques au téléphone, «toute liberté de lire et de répondre quand bon nous semble». Marie, 38 ans, résume: «On peut écrire ce qu'on pense au moment où ça nous vient, à n'importe quelle heure donc. Et ça, ce n'est pas possible avec le téléphone.»
Dire sans attendre oui, mais surtout oser le dire, l'écrire. Là encore, les ados ne sont pas les seuls à se lancer. Même les plus âgés s'y font prendre. Marie, par exemple, reconnaît s'être «confiée» et avoir «dit des mots» qu'elle n'aurait «pas dit ailleurs». D'autres estiment qu'en plus de faciliter les échanges, le SMS est un «excellent outil de drague». Inès, 35 ans: «Lorsqu'on ne connaît pas bien quelqu'un, les SMS aident à fixer des rendez-vous, c'est bien plus facile que le téléphone. Cela permet d'être bref, imprécis et de toujours pouvoir dire "mais non, t'as pas compris".»
Apprentissage en ligne
Loin des yeux, proche du cur. Il n'est pas que les proverbes que le SMS tronque, mais aussi les mots, donc leurs sens. Des malentendus fréquents, «surtout dans les histoires de cur, lorsqu'on rajoute des petits points à la fin de chaque phrase» Rajoutez à cela des sigles, des abréviations, et le débutant sera encore plus perturbé qu'avant.
Car faut-il encore comprendre le code des autres, souvent différent du sien, si tant est qu'on en ait un. La confusion survient et ce, même si, expliquent-ils, le «mimétisme» tend à opérer après quelques messages seulement, ne laissant d'ailleurs à un tiers aucun espoir de compréhension. «Je ne connais pas bien les sigles, remarque Claude. Mais je les apprends grâce aux messages de mes amis. Et c'est vrai que maintenant, je raccourcis de plus en plus.» Faute de mieux connaître les codes, d'autres ils sont nombreux abusent «des !!!! et des... ou encore des !?!!» ou alors des raccourcis: «J'ai appris quelques codes, et je les utilise, mais je fais surtout les abréviations. Je coupe les mots. L'orthographe? Je n'y fais pas attention.»
«Ah non! Ne me parlez pas de fautes d'orthographe, lance une utilisatrice plus âgée, ça me choque tout autant qu'une lettre, ou presque. En revanche, un "si tu m'inv dem" m'amuse. Certes, j'utilise des abréviations, mais ce sont des abréviations conventionnelles.» Un purisme déplacé? Pour la linguiste Thérèse Jeanneret, les fautes d'orthographe ne sont pas un problème: «Quelle importance cela a-t-il dans la transmission d'un message?» Ephémère qui plus est.
Professeur associée de linguistique à l'Université de Neuchâtel, Thérèse Jeanneret goûte particulièrement la fantaisie et l'inventivité du SMS.
Christophe Flubacher
le 1er février 2001
S'agit-il d'un nouveau langage? Chaque fois que le monde de la communication connaît une révolution technologique, des codes nouveaux voient le jour. Au XIXe siècle, l'écriture braille a coïncidé avec l'apparition du télégraphe. Aujourd'hui, l'e-mail et le SMS s'accompagnent de codes originaux. Prenez les smileys: il s'agit de considérer l'ensemble des signes graphiques du clavier comme des images pouvant signifier quelque chose. Le O renvoie à une auréole, le B à une paire de lunettes, etc. En combinant ces signes graphiques JL désigne par exemple deux jambes , on obtient un langage très complexe. En effet, chaque lettre du clavier a un potentiel de plusieurs valeurs, en fonction des combinaisons.
-Quelle est son originalité?
-Prenez par exemple le signe qui désigne un punk: -:-(.
Tout le monde identifie la parenthèse de gauche (, qui
veut dire «triste», alors que la parenthèse
de droite) signifie «content». Le punk se reconnaît
à sa crête sur la tête, mais, curieusement,
aussi au fait qu'il ne sourit pas: -:-(. La personne qui a créé
ce smiley postule en effet qu'un vrai punk ne sourit jamais. Autrement
dit le punk triste ou le punk souriant n'ont pas d'équivalent
graphique. On s'aperçoit dès lors que le langage
smiley n'est jamais neutre, mais connoté, fantaisiste et
drôle.
-L'interprétation du signe
n'est pas toujours évidente.
-Oui. L'encodeur, c'est-à-dire celui qui envoie un message
et invente des smileys, sait probablement ce qu'il veut dire,
mais le décodeur, celui à qui est destiné
le SMS, doit souvent décrypter le message, reconstruire
un sens, donner une autre interprétation, supputer des
intentions de l'émetteur.
-Autrement dit le langage SMS n'est
pas efficace?
-Non, pas du tout et c'est cela qui est intéressant. Le
SMS ne va pas à l'essentiel, mais se nourrit d'énigmes
et sa codification reste très lâche. Regardez le
signe «pape» et le signe «saint»: le pape
est affublé d'une croix: +:-), mais le saint est affublé
d'une auréole: o:-). Un langage résolument efficace
eût tranché entre les deux.
-Il n'est pas davantage fonctionnel.
-Non plus. Il se distingue radicalement du clavier d'ordinateur
et des e-mails en ce sens que sa manipulation n'est pas du tout
aisée. Sur l'ordinateur, le clavier propose toute la gamme
des lettres, tandis que le portable ne dispose que de 9 touches
activées par le seul pouce! Il invite de ce fait à
trouver des parades, des astuces, destinées à vous
simplifier la tâche. Or il est amusant de constater que
les adultes qui s'adonnent au SMS perpétuent souvent par
réflexe une orthodoxie de la langue et un respect de l'orthographe
qui les contraignent à multiplier les opérations
supplémentaires, alors que le SMS est une invitation à
la licence orthographique et à l'exploration des ellipses
syntaxiques.
-Pour quel contenu?
-Le SMS sert avant tout à garder le contact avec les amis.
C'est d'autant plus amusant qu'il se greffe sur un support, le
téléphone portable, qui permet d'atteindre son propriétaire
n'importe où, n'importe quand, bref à rendre efficace
une communication. Or le SMS dispense les petits riens de l'existence:
«T'es où?», «Beurk! J'ai deux heures
de maths!»
-Mais c'est aussi un retour de l'écrit.
-Tout à fait. Récemment le journal «Le Monde»
s'intéressait aux Pokémon et relevait que les enfants
désirant échanger des cartes recouraient à
l'écrit (e-mails, chats, SMS). Les jeunes sont prêts
à écrire tout ce que vous voulez, pourvu que vous
leur présentiez des enjeux qui sont les leurs. Evidemment,
l'orthographe laisse à désirer.
-Pour une linguiste, c'est un problème?
-Les linguistes se bornent à enregistrer ce qui se fait.
Ils ne portent pas de jugement normatif. C'est vrai que l'orthographe
française, par ailleurs extrêmement difficile, est
de moins en moins maîtrisée par les francophones.
Au travers des SMS que j'ai pu examiner, j'ai constaté
quantité de fautes «mon né a glisser»
qui ne me choquent pas du tout. Quelle importance cela a-t-il
dans la transmission d'un message?
-Outre le smiley, on trouve d'autres astuces
-L'une d'elles consiste à prendre le nom de la lettre pour
une séquence sonore. Ce n'est pas nouveau: Perec, Queneau,
Desnos sont déjà passés par là. Prenez
par exemple od41aln qui veut dire «ode et quatrain à
Hélène»! Ou encore les lettres les plus stupides
de l'alphabet: ebt, c'est-à-dire «hébété».
Ce sont des jeux de langage que les poètes et les écrivains
ont explorés depuis longtemps. Dans les SMS, tout le monde
écrit C pour «c'est» et certaines combinaisons
telles que K7 sont complètement entrées dans les
murs. Il n'y a donc pas innovation, mais perpétuation d'une
perception ludique et poétique de la langue.
Le SMS, c'est quelque chose qu'un San-Antonio aurait adoré!
Codes et décodage
Anglicisme
Syl (See You Later, à plus tard)
«Je trouve que les anglicismes sont de plus en plus contredits
par leurs équivalents français. syl est fortement
concurrencé par a+, abréviation de «à
plus tard, à bientôt». Vous savez, l'anglicisation
de la langue française n'est pas si effrayante qu'on le
dit. Consultez un dictionnaire des anglicismes et vous verrez
le nombre très élevé de mots aujourd'hui
totalement tombés en désuétude.»
Phonétique
t'm (je t'aime)
«On pourrait évoquer la réduction de la formule
à deux lettres, comme deux êtres unis par l'amour.
La suppression du pronom «je», que le décodeur
n'aura aucune peine à rétablir, est une survivance
du style télégraphique. Le message me paraît
refléter la fascination des jeunes pour le graphisme, le
tag ou le spraycan. Qu'est-ce qui différencie en effet
le SMS t'm du graffiti I "coeur" y que j'aperçois
tous les jours contre un mur en prenant mon train? Le SMS est
d'ailleurs à mi-chemin entre l'écriture et le dessin.»
Simplification
C skjdi (c'est ce que je dis ou c'est ce que j'y dis)
«On a ici un bon exemple du caractère cryptographique
d'un SMS. La lisibilité du message est différée,
le décodeur doit la reconstruire. Au final, la formule
renvoie bien évidemment à Queneau ou à Perec
qui écrivaient «sanxsa» pour «sans que
ça» ou «ltipstu» pour «le type
se tue». Je remarque aussi que le décodage laisse
planer un doute. S'agit-il de «C'est ce que je dis»
ou de «c'est ce que j'y dis»? Le langage SMS a ceci
de plaisant qu'il n'est jamais univoque, mais ouvert à
la polysémie et à la poésie.»
Smiley
*<:-) (Le Père Noël)
«Le smiley repose sur un canevas fondamental, les yeux (:),
le nez (-) et la bouche ()). A partir de là, les combinaisons
sont infinies. J'aime beaucoup cette représentation du
Père Noël avec l'étoile du Berger, le capuchon
rouge au-dessus des yeux et, bien évidemment, un grand
sourire, car le Père Noël symbolise la joie. Imaginez
à présent que vous receviez ce smiley: *<:-(.
Le décodage lui aussi est infini puisque ce smiley peut
signifier beaucoup de choses: le Père Noël est une
ordure, le Père Noël n'est pas venu me voir, le Père
Noël ne m'a pas apporté ce que je voulais, etc.»
Sur la site:
*freud* herrscht à voir aussi - si vous comprenez l'allemand !