Des (non-) fumeurs parlent

Le futur ex


«Passé minuit, face à l'automate. Je n'ai pas la monnaie exacte. Drame et perplexité. Quelques minutes plus tôt, j'avais quitté mon domicile l'il hagard et le pas frénétique. Et me voilà devant la machine, le manteau dissimulant à peine l'ourlet du pyjama sur les tongs. Misère. L'on glose à longueur d'année sur le libre-arbitre et voilà qu'un soir vos principes vous tendent le miroir. Demain, j'arrête. «Je» sera un autre. Mais l'esprit d'un tabagique ­ malgré ma trentaine vaillante ­ est jésuite. Venue l'heure d'écrire, voilà que le cendrier s'emplit au nom de l'impératif professionnel, bien sûr. N'importe, l'idée a fait son chemin. Seul fumeur en rubrique, je sens bien que je dérange. Que, par courtoisie, on ne m'accable pas. L'âme sur, elle, est plus directe: «Tu fumes sur le balcon.» Retrouvez-vous dans les fumoirs d'aéroports ­ de vrais sanatoriums ­ essuyez un commentaire désobligeant à table, songez aux pontages de papa et l'optimisme de la volonté reprend le dessus. A l'heure où j'écris ces lignes, des effluves remontent de la rédaction. En «politique», on fume tout de même beaucoup. L'enfer c'est les autres. Pour ma part, je m'en tiendrai au plan de sevrage mis au point avec mon médecin. Ne plus fumer, du tout. Plus jamais? L'enfer, c'est souvent soi-même.»

Michel Beuret


Le repenti dépendant

«Dr Pyf et Mr Smoke. Voilà comment je m'sens. Un poil schyzo. Bonne tenue en surface, mais tout tordu en dessous. Six ans que la clope a quitté mon quotidien. Ai tout bien appris la leçon: vélo, marche, escalier quatre à quatre façon James Bond avec, en prime, la mèche qui reste en place. C'est vrai que c'est un bonheur ce souffle qui ne grince pas, ces nuits sans spasme, cette quenotte plus blanche que fadasse. Mais le souvenir est encore là, vif comme l'anguille. L'envie me mord le mollet. Ne pas glisser, ne pas tomber, bomber le torse et en public raconter cette belle victoire. Mais la raconter au collègue qui toraille et s'approcher subrepticement de la volute pour la saisir d'une narine discrète. La fumée passive, c'est le pied. Un petit sniff l'air de pas y toucher. En grande séance du mercredi, ne pas s'asseoir tout de suite, choisir sa proie, attendre qu'un fumeur potentiel pose ses fesses, foncer et feindre la camaraderie désintéressée. «La famille va bien? Le p'tit dernier aussi? Et Morphale, le teckel?» Faut le faire causer. Quand y cause, y fume et quand y fume, on profite. Evidemment que c'est pervers et vicieux. C'est même pire, parce que quand y'a trop de fumée, le dégoût prend le pas sur l'envie. Faites-vous du mal, d'accord, mais à ma façon. Non mais, c'est qu'y m'gâcherait mon plaisir.
Pierre-Yves Frei


La fourbe


«Je hais la fumée, pas encore les fumeurs, mais je sens que ça pourrait venir. Seulement voilà, ce sentiment n'est pas avouable dans un journal dont la rédactrice en chef, pourtant non fumeuse, proclame qu'elle se battra pour que les fumeurs puissent librement nous asphyxier jusqu'à ce que mort s'ensuive (les guillemets n'y sont pas, mais c'est un peu ça l'idée). Reste donc à organiser une discrète résistance, dont les deux piliers sont efficacité (pour respirer) et discrétion (pour continuer par ailleurs mes ronds de jambe auprès de la cheffe). Ma vile stratégie consiste par exemple à arriver à l'heure à la séance de rédaction du matin. Comme tout le monde est en retard, ça me donne un peu d'avance pour rassembler tous les cendriers sur les tables du versant opposé de la salle. Les fumeurs étant des animaux grégaires qui aiment à se réunir autour de cet objet indispensable à leur rite, je crée ainsi une distance appréciable entre leurs puantes volutes et mes délicates narines. Sans que personne ne devine que c'est ma main plutôt que celle du hasard qui a créé cette étonnante coïncidence. Des trucs du même acabit, j'en ai d'autres. Ma position n'est pas très glorieuse, je sais. Mais comprenez-moi: je ne suis que stagiaire. Alors j'attends le jour de mon engagement pour passer ouvertement dans le camp des non-fumeurs intolérants.»
Sonia Arnal


L'abstinente intolérante


«Lorsque, en séance de rédaction, Big Cheffe a posé la question «Faut-il abattre les fumeurs?», une petite voix a couiné un «ouiii» rageur, presque inaudible. Cette voix, c'est la mienne. Je n'ai aucune pitié pour les fumeurs et j'aspire à ce qu'ils cessent de nous étouffer avec leurs relents cancérigènes. Par bonheur, mes camarades de bureau (exception faite d'une tabagique recluse dans une sorte d'enclos muré) sont non-fumeurs. La rubrique «Epoque» (son poster de South Park, ses plantes vertes) est un îlot de pureté. Tout faillit s'écrouler lorsque, au mois d'août, une nouvelle ­ la charmante Elisabeth, mais une sale FUMEUSE ­ a été engagée. L'enfer avait commencé. Un matin, en douce, j'ai compté ses mégots dans le cendrier et j'en ai comptabilisé quatre en trois quarts d'heure, entre 8 h et 8 h 45. La journée s'annonçait infernale: les habits et les cheveux allaient puer, les poumons s'intoxiquer. Et l'hiver, les fenêtres fermées, qu'allions-nous devenir? Il s'agissait d'agir vite. A l'aide du courrier électronique, je ralliais mes camarades à la juste cause: virer la pestiférée dans un autre local. Chef de la délégation, j'ai été faire entendre notre point de vue à l'intéressée. Et devinez? Elle a vite déménagé dans l'«aquarium» qui, depuis, s'est transformé en fumoir. Parfaitement, je suis intolérante. Les fumeurs sont à flinguer.»
Florence Duarte




Le poli et les impolis


«Sans intérêt? Voire! Je suis un fumeur courtois, partant je demande certes la permission d'allumer ma tige; je me conforme certes aux desiderata de mes commensaux sans renâcler trop visiblement; je garde certes obstinément un sourire de circonstance, même s'il est un peu figé. Mais finalement je n'en pense pas moins: la bonne éducation n'édulcore jamais les mauvaises pensées. Dame! C'est que la politesse n'est rien d'autre qu'un échange de bons procédés. A ma courtoisie de demander le droit de fumer, personne ne devrait décemment pouvoir opposer sa discourtoisie du refus. C'est là que, tout fumeur courtois que je sois, je puis me montrer aussi ambigu que torve: «Quoi? j'ai la gentillesse de demander et ces histrions de campagne manifesteraient la perversité de refuser?» Et le tour est joué: à la souffrance de l'abstinence poliment forcée, je substitue tout simplement la jouissance du classement psychologique définitif: le non-fumeur propre sur lui, haleine fraîche et dents blanches, eh bien ce n'est rien d'autre qu'un impoli! Vu?»
Benoît Couchepin


L'accro culpabilisée


«Fumeuse? On se sent louve dans la bergerie. Chez les amis,
tous renégats du tabac, passe encore. Il y a toujours un jardin, un balcon, un palier ou la rue comme échappatoire. Il faut juste un peu de mémoire pour se rappeler dans quel fond de placard chacun cache son cendrier, une bonne résistance au froid de l'hiver, et un certain sens de l'à-propos pour s'esquiver au bon moment. Une paille. Mais au travail, foin de dérobade. Me voilà, nouvelle venue, incapable d'écrire trois lignes sans en griller une, plantée devant un bureau-ordinateur-téléphone et entourée de toutes parts de collègues à qui la fumée donne des boutons. Me voici, dernière arrivée, obligée de me faire toute petite, moi qui suis déjà haute comme trois filtres. Et guettant le soir. Ces heures bénies où les autres étant partis et les fenêtres largement ouvertes, je pourrai enfin et en douce, tirer tout mon saoul. C'est l'angoisse. La solution? Déménager au plus vite. En deux temps trois taffes, la gêneuse que je suis s'installe, seule, dans un fumoir. Si spacieux qu'il fait baver d'envie les non-accros, et tous les autres. Sans fenêtre il est vrai. Mais surtout, sans compagnie, avec comme horizon des bibliothèques pour tout visage. La solitude de la fumeuse de fond.»
Elisabeth Gordon


Le provocateur


«Il y a moi et elle. En présence des autres, il arrive que, comme un mutilé le fait de sa prothèse, je l'affiche avec ostentation. Cela fait peur aux enfants mais «les handicapés sont des gens comme les autres», n'est-ce pas? Et comment résister au plaisir de faire le sale dans un monde qui sent la salle de bains?
C'est aussi une sur honteuse. Pour l'imposer, je dis qu'il n'y a pas de moi sans elle, que cette sur m'habite et qu'il faut tout prendre, elle et moi dans le même paquet.
J'ai tenté dix fois de m'en débarrasser. La cibiche est toujours revenue me refaire le coup de sa danse bleue et de son goût de temps perdu. J'ai fini par me dire qu'entre elle et moi, c'était à la vie à la mort.
Je la combats encore dans le silence emmuré de ma mauvaise conscience mais face à l'affection de mes sauveurs, je la défends contre ceux qui la prennent pour le Mal. Je viens de comprendre la raison de cette mécanique perverse: je suis puni deux fois: en fumant et parce qu'on me le reproche. C'est au moins une fois de trop»
Michel Zendali



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