ÉDUCATION - Grève et Allègre
Lionel Jospin s'efforce de maîtriser le débat sur la sécurité
Education: manifestation nationale à Paris le 24 mars
Les cours n'ont pas repris au collège Fauqueux de Beauvais
Du primaire aux lycées professionnels, l'inventaire des réformes contestées
France: forte mobilisation contre Allègre et ses réformes
Le jeudi noir de Claude Allègre
Le débat sur la sécurité et la délinquance
des mineurs, provoqué par le président de la République
dans ses voeux de Nouvel An et alimenté par le premier
ministre dans ses diverses déclarations, divise et embarrasse
le gouvernement. La réunion bimensuelle des ministres a
été consacrée à ce
sujet, jeudi 21 janvier, avant les décisions que doit annoncer
le conseil de sécurité intérieure, le 27
janvier. UNE NOTE de trente pages, remise par Jean-Pierre Chevènement
à Lionel Jospin juste avant son retour, alimente les discussions
des ministres, qui s'interrogent sur la place prise par le
ministre de l'intérieur dans la définition de la
politique gouvernementale. LE PARTI SOCIALISTE et ses alliés
réagissent diversement aux propos et initiatives de M.
Chevènement, dont les amis cherchent à minimiser
la portée tout en dénonçant une « campagne
» dirigée contre lui.
Michel Noblecourt
HORS de toute pression médiatique ou... présidentielle, Lionel Jospin a voulu rappeler, jeudi 21 janvier, lors de la réunion des ministres et secrétaires d'Etat, que son souci de la sécurité est antérieur aux incidents de Toulouse et de Strasbourg, comme l'avait montré l'organisation, les 24 et 25 octobre 1997, à Villepinte (Seine-Saint-Denis), d'un colloque où avait été annoncée la création d'un conseil de sécurité intérieure. Le premier ministre, qui est toujours à la recherche d'un point d'équilibre, sur ce sujet comme sur d'autres, a repris le « tour de table » commencé, le 7 janvier, avant les arbitrages qui seront rendus au conseil de sécurité intérieure le 27 janvier.
M. Jospin a rappelé, sans emphase, certaines règles de base du fonctionnement du gouvernement. « Je comprends que vous vous exprimiez », a-t-il assuré, selon des participants, et une telle liberté d'expression est valable sur tous les sujets ; mais elle doit s'exercer « d'abord en interne», chacun évitant d'intervenir « trop » sur des sujets en discussion avec d'autres ministres, afin de ne pas anticiper sur des décisions que le gouvernement n'a pas encore prises. Ce tranquille discours de la méthode, qui n'a pas été perçu à proprement parler comme un rappel à l'ordre, visait probablement Jean-Pierre Chevènement, mais d'autres ministres, comme Martine Aubry ou Claude Bartolone, ont pu se sentir concernés. M. Jospin a eu l'occasion d'exprimer son sentiment aux intéressés lors des entretiens hebdomadaires qu'il a avec ses principaux ministres. Très exceptionnellement, le chef du gouvernement a commenté lui-même cette réunion devant la presse en se disant « frappé » par « la cohérence des visions qui sont celles des ministres au- delà de telle ou telle expression et des commentaires qu'elles entraînent ». « Quand je dis les ministres, je dis de tous les ministres », a-t-il ajouté .
M. Jospin a invité chacun de ses ministres à
faire connaître les besoins de son département pour
participer aux actions en faveur de la sécurité.
L'objectif était d'évaluer l'effort budgétaire,
de l'ordre de quelques centaines de millions de francs, dont le
montant devrait être arrêté au conseil de sécurité
intérieure. L'enveloppe concernerait le recrutement de
magistrats spécialisés, d'éducateurs, de
policiers affectés à une « police de proximité
», mais aussi l'éducation nationale. Le projet vise
les collèges de plus de mille élèves, afin
d'organiser des lieux suffisamment réduits pour effectuer
de réelles missions de sécurité. Une présence
policière accrue autour des bâtiments scolaires des
zones sensibles est aussi évoquée. Dans Le Point
(daté 23 janvier), Mme Guigou évoque
l'augmentation de « classes-relais destinées à
accueillir les jeunes qui perturbent la vie des établissements
scolaires ». Dominique Strauss-Kahn a assuré qu'il
n'y a pas de difficultés pour financer cet effort.
DÉBAT DE « BONNE QUALITÉ »
Daniel Vaillant, Bernard Kouchner, Dominique Voynet, Jean-Claude
Gayssot, Marie-George Buffet, Claude Allègre, Claude Bartolone,
Ségolène Royal se sont exprimés, notamment,
lors d'un débat de « bonne qualité »,
où « l'on n'a pas dissocié l'éducation
de la sanction », selon un participant. M.
Kouchner a parlé des problèmes de drogue, Mme Buffet
s'est appesantie sur le traitement des causes sociales de l'insécurité,
Mme Voynet a insisté sur la nécessité de
ne pas voir le sentiment d'insécurité l'emporter
sur le respect des libertés, avec des termes qui ont rappelé
à un ministre « le langage utilisé par les
socialistes, il y a quinze ou dix ans, quand ils répugnaient
à employer des mots comme répression ». «
Attention ! Il y a des mots qui font mal », a averti , en
écho , M. Gayssot.
Mme Royal, qui s'en est tenue aux problèmes de violence dans les collèges, a semblé, avec d'autres, rejoindre M. Chevènement sur une modification législative de l'ordonnance de 1945 sur le traitement des mineurs délinquants de treize à seize ans. Le ministre de l'intérieur souhaite modifier la législation sur la question de la comparution immédiate des mineurs. Dans Le Point, Mme Guigou répète que « le problème n'est pas de modifier l'ordonnance de 1945, mais de s'appliquer à mettre en oeuvre des mesures concrètes et efficaces sur le terrain ».
M. Vaillant s'est appuyé sur son expérience de maire du 18e arrondissement de Paris pour rechercher des solutions « sans qu'on ait à retoucher l'ordonnance de 1945 ». Pour le ministre des relations avec le Parlement, la lutte contre l'insécurité est « un problème de volonté » et d'application des décisions de justice. Il s'est toutefois interrogé sur la nécessité de « corriger à la marge » l'ordonnance de 1945, sachant qu'une telle modification, compte tenu du calendrier parlementaire, ne pourrait intervenir avant, au mieux, l'été 1999, alors que des mesures immédiates doivent être prises.
SOUCI D'APAISEMENT
M. Vaillant est favorable, sans reprendre à son compte la formule de «centre de retenue », à la création d'une nouvelle structure de « rééducation » pour les mineurs délinquants multirécidivistes, où leur liberté de sortie durant leur séjour serait restreinte. Mme Guigou n'est pas favorable au « retour aux maisons de correction à l'ancienne ». « On n'apprend pas la responsabilité derrière les barreaux, assure-t-elle, mais dans des structures d'encadrement qui soumettent les jeunes à une discipline et aux règles de vie en société. »
Le débat n'a pas été conclu mais, avant le déjeuner, consacré à une communication de Mme Aubry sur les emplois-jeunes, M. Chevènement - jugé « très mesuré » par plusieurs participants - et Mme Guigou se sont brièvementexprimés. Le ministre de l'intérieur a confié ensuite qu'il ne se sentait pas « isolé » et, évoquant « une cohérence à l'arrivée », a mis en avant la portée pédagogique de tels débats : « C'est ce qui permet de réduire les différences de sensibilité a priori, telles qu'elles s'expriment légitimement tant qu'on n'a pas regardé en face le problème », a-t-il dit.
En déplacement à Rouen, Mme Guigou a parlé d'un « diagnostic commun » avec M. Chevènement sur la violence urbaine, tout en reconnaissant qu'il existe un « débat sur les modalités ». « Il n'y a pas de divergences sur cette affaire », a-t-elle conclu, soucieuse, comme Mme Aubry, Mme Voynet, Mme Buffet, M. Bartolone, de ne pas opposer l'éducatif et le répressif. Il reste à M. Jospin à arbitrer entre les ministres et à trouver une réponse appropriée à l'attente créée dans l'opinion.
Par Jean-Marie Godard
PARIS (AP) -- Le milliard de Lionel Jospin n'a pas calmé
la colère des enseignants. Jugeant ``insuffisantes'' ou
``floues'' les mesures annoncées jeudi soir par le Premier
ministre, les organisations syndicales de l'Education nationale
appellent à une nouvelle journée de grève
générale le 24 mars avec, cette fois-ci, une manifestation
nationale à Paris.
Sans attendre cette échéance, le Syndicat national
des enseignements du second degré (SNES, majoritaire dans
le second degré) appelle les enseignants des collèges
et lycées à une journée de grève avec
manifestations régionales, mardi, afin de réclamer,
notamment, des moyens supplémentaires pour la rentrée
2000. A Paris, un cortège quittera la place Denfert-Rochereau
à 14h pour se rendre en direction du ministère de
l'Education.
Ce même jour, la CGT appelle à une grève dans
les lycées professionnels avec manifestation nationale
à Paris pour demander le retrait de la réforme concernant
ce secteur, malgré le fait que Claude Allègre reçoive,
la veille, l'ensemble des syndicats des lycées professionnels.
Le cortège quittera la place d'Italie à 11h pour
se rendre également jusqu'au ministère.
Concernant la journée du 24, la décision a été
prise vendredi matin lors d'une réunion intersyndicale
de l'ensemble des syndicats qui avaient organisé la journée
de grève de jeudi dernier, et à la suite de l'intervention
télévisée de Lionel Jospin le soir-même
au Journal de 20h sur TF1.
Le Premier ministre a notamment annoncé qu'un milliard
de francs de la ``cagnotte'' fiscale sera consacré à
des ``mesures d'urgence'' pour l'Education. Il a également
affirmé que ``le gouvernement est d'accord pour s'engager
dans un plan pluriannuel'' dans ce domaine et a dit, sans citer
Claude Allègre, que ``la seule politique valable pour ce
gouvernement, c'est le dialogue, et le dialogue suppose la compréhension''.
Du côté des syndicats, c'est l'insatisfaction. A
la FSU, on estime qu'un milliard de ff ne représente que
5.000 postes supplémentaires, soit ce que réclament
à eux seuls les syndicats des lycées professionnels.
Le SGEN-CFDT, de son côté, a déclaré
dans un communiqué que ``l'intervention du Premier ministre
ne répond pas à l'immense attente des personnels.
Il n'a pas su faire passer un message fort''. Le syndicat a ajouté
que Lionel Jospin ``a par ailleurs annoncé en bout de course,
comme ce qui reste quand on a tout distribué, un milliard
pour l'Ecole sans en préciser l'usage''.
Même du côté des plus modérés,
le jugement est sévère.
``On apprécie la déclaration du ministre comme un
pas positif. Le dialogue social, le plan pluriannuel, tout ça
c'est bien, mais il n'y aucun détail. C'est flou'', a ainsi
déclaré vendredi à l'Associated Press Luc
Berille secrétaire national chargé du secteur revendicatif
au SE-FEN, syndicat jusqu'ici plutôt favorable aux réformes
Allègre et à la politique éducative du gouvernement
actuel.
``Autant on considère qu'un premier pas a été
fait, autant ce que demandent les personnels, ce n'est pas une
déclaration générale mais des mesures concrètes.
Le taux de grévistes de jeudi est historique (80% selon
les syndicats) et atteste d'un véritable malaise dans l'Education.
On ne peut pas relâcher le pression sur les simples paroles
du Premier ministre'', a-t-il ajouté.
Quant à la teneur largement anti-Allègre des cortèges
et aux propos de Lionel Jospin sur le ``dialogue'' et la ``compréhension'',
Luc Berille a affirmé que son syndicat ``n'a jamais fait
partie de ceux qui réclament la démission du ministre
de l'Education''.
Mais, a-t-il immédiatement ajouté, ``on ne peut
que constater qu'après trois ans c'est le blocage et l'incompréhension.
Tout le monde en a assez des provocations ministérielles.
Le blocage dans l'Education est devenu un problème politique
au plus haut niveau''.
BEAUVAIS (AP) -- Les cours n'ont pas repris lundi matin au
collège Fauqueux de Beauvais (Oise), occupé depuis
le 31 janvier dernier par les
parents d'élèves qui soutiennent les enseignants
en grève depuis le 14 janvier pour dénoncer la violence
et le manque de moyens.
Lundi matin, deux inspecteurs généraux du ministère
de l'Education nationale sont arrivés au collège
Fauqueux, établissement de 900 élèves
situéen zone d'éducation prioritaire (ZEP) pour
entamer une discussion avec le corps enseignant et les parents
d'élèves qui ont occupéles
locaux pendant les quinze jours de vacances scolaires qui se sont
achevées lundi matin.
Mis à jour le vendredi 24 mars 2000
A L'ORIGINE, le mot d'ordre de la journée du 16 mars, coup d'envoi de la grogne enseignante au niveau national, était concentré sur le dégel de l'emploi public et la lutte contre la précarité. En exigeant avec force « un seul retrait de poste : Allègre », la manifestation de mardi 21 mars s'est cristallisée sur la personne du ministre de l'éducation nationale. Dans le cortège, les enseignants demandaient aussi, en bloc, le « retrait des réformes », « l'abandon de toutes les chartes ». Derrière ces revendications multiples, ils font allusion à des réalités précises. D'une ampleur inégale selon le niveau d'enseignement, les réformes pédagogiques - impulsées pour la plupart à la rentrée 1999 - concentrent les critiques dans le second degré.
* Au lycée, le ministre a fait le choix de financer la mesure-phare de sa réforme - deux heures hebdomadaires d'aide individualisée attribuée, en français et en mathématiques, aux élèves en difficulté - par une diminution des horaires pour l'ensemble des lycéens. Les élèves de seconde perdent une heure trente de cours par semaine. Les enseignants y voient globalement une détérioration des contenus d'enseignement, d'autant que, pour « entrer » dans ces nouveaux horaires, les programmes ont été soumis à des coupes claires dès novembre 1999. L'ensemble des nouveaux programmes allégés entreront en vigueur en septembre 2000 ; certains, tels que ceux de mathématiques, dénotent, selon les enseignants, « une baisse d'ambition dans les exigences », même s'ils introduisent de nouvelles notions. Les profs déplorent au passage le manque de formations organisées pour les familiariser avec les programmes 2000. L'introduction de nouveaux types d'enseignement (éducation civique, juridique et sociale pour les profs d'histoire-géographie de seconde dès novembre 1999 et travaux personnels encadrés pour ceux des autres disciplines « majeures », dans les différentes séries en première, à la rentrée 2000) alimente aussi leurs craintes sur leurs conditions de travail. Ces mesures exigent, selon les enseignants, des heures de concertation que le ministre ne leur a pas accordées dans leur temps de service. Du coup, ils craignent d'être réduits à un rôle « d'animateur » encadrant des « intervenants extérieurs » et estiment que leur mission d'enseignement est écornée. Plus largement, ils redoutent une nouvelle organisation de leur temps de travail, dossier sur lequel des discussions viennent à peine de s'amorcer entre le ministère et les syndicats.
* Dans les lycées professionnels, la contestation porte à la fois sur des aspects pédagogiques et statutaires. Un projet de décret prévoit que tous les professeurs effectueront un service de dix-huit heures par semaine. Pendant les périodes de stage de leurs élèves en entreprise, leur service pourra varier de quinze à vingt et une heures par semaine. Les heures de travail consacrées à l'encadrement de ces stages seront comptabilisées une demi-heure. Les enseignants dénoncent cette flexibilité. Ils contestent aussi certains aspects pédagogiques inscrits dans la Charte de l'enseignement professionnel intégré, présentée en juin 1999 par le ministre. A partir de la rentrée 2000, les périodes de formation en entreprise seront définies au cas par cas avec les branches professionnelles. Les enseignants y voient une intrusion trop importante du monde de l'entreprise dans les formations.
* Au collège, face à des conditions de travail de plus en plus difficiles, les enseignants sont avant tout demandeurs d'une baisse des effectifs par classe. Ils déplorent aussi que les deux heures de soutien prévues en mathématiques et en français pour les élèves en difficulté soient, depuis septembre 1999, assurées grâce à des heures supplémentaires. Quant aux autres mesures inscrites dans la réforme de Ségolène Royal (nouveau bulletin scolaire, casiers dans les établissements), elles sont qualifiées de « gadgets » par les enseignants.
* Dans le primaire, davantage que la Charte pour l'école du XXIe siècle - expérimentée dans 1 800 écoles sur 50 000 - ce sont les mesures de carte scolaire pour la prochaine rentrée qui ont attisé la grogne. Malgré la baisse des effectifs évaluée à 20 000 élèves, le maintien du nombre d'enseignants et l'arrivée de plusieurs milliers d'aides-éducateurs, la répartition des dotations de postes a été douloureusement vécue. Devant la multiplication des occupations d'écoles et des manifestations, associant parents et enseignants, M. Allègre a finalement annoncé, le 22 février, l'attribution de 350 postes supplémentaires et la mise en réserve de cent postes pour les ajustements de la rentrée. Mais ces chiffres n'ont pas satisfait l'ensemble des académies. Dans le sud de la France, la hausse démographique conjuguée à un retard dans le taux d'encadrement des élèves a justifié la mobilisation. Ailleurs, la baisse des effectifs a été saisie pour réclamer une amélioration qualitative du système éducatif. Les grévistes demandent, pêle-mêle, une augmentation du taux de scolarisation des enfants de deux ans, une meilleure prise en charge des élèves en grande difficulté, et, surtout, un abaissement du nombre d'élèves par classe pour réussir « l'aide individualisée » prônée par le ministre lui-même.
* Sur l'emploi, tous les syndicats de l'éducation nationale
sont d'accord : il faut en finir avec « le dogme du gel
de l'emploi public » et stopper « la précarité
». Maîtres-auxiliaires, vacataires, contractuels le
nombre de précaires dans le système éducatif
est évalué à 95 000 personnes, dont 48 000
contrats emploi-solidarité (CES) sur des postes de non-enseignants.
Alors que le recrutement des maîtres-auxiliaires a été
officiellement arrêté en 1997, l'éducation
nationale a dû recruter, depuis la rentrée 1999,
plus de 8 000 enseignants sous statut précaire pour assurer
les remplacements et faire face à la pénurie de
titulaires dans certaines disciplines. Les syndicats réclament
la transformation de ces postes en emplois statutaires.
Sandrine Blanchard et Stéphanie Le Bars
PARIS (Reuters) - Quelque 55.000 enseignants et élèves, selon la police, 100.000, selon les organisateurs, ont manifesté à Paris pour protester contre les réformes de Claude Allègre, cible privilégiée de cette nouvelle journée d'action dans l'éducation nationale.
Jeudi dernier, le cortège parisien avait rassemblé
25.000 personnes.
Caricaturé en mammouth sur certaines banderoles ou en "ours
scolaire mal léché", le ministre de l'Education,
fragilisé par l'imminence probable d'un remaniement gouvernemental,
a cristallisé le mécontentement à Paris et
en province, où le slogan "Allègre, démission!"
rythmait les défilés.
Gilles Audouy, professeur d'éducation physique et adhérent
de la FEN, a tenu à manifester à Paris car il estime
que Claude Allègre "essaie d'imposer ses idées
sans négocier". "On ne peut pas continuer comme
ça", déclare-t-il à Reuters.
"Tout le monde en a ras-le-bol des suppressions d'emplois,
c'est pour ça que je suis là. On veut que cette
réforme soit corrigée", explique Jean-Claude
Foussette, de la FEN.
"Le problème, c'est les moyens", renchérit
Claude Kugler, professeur d'anglais à Strasbourg et adhérent
du SNES. "Allègre veut imposer ses réformes
sans mettre de moyens, ce n'est pas possible".
Le ressentiment à l'égard du ministre fédère
les manifestants, toutes tendances confondues.
"Nous souhaitons avoir des interlocuteurs qui aient la confiance
des personnels, qui soient crédibles. Pour l'instant, force
est de constater que le ministre de l'Education nationale ne correspond
pas à ces critères", a déclaré
sur LCI Denis Paget, secrétaire général du
SNES.
François Hollande, premier secrétaire du PS, a dit
soutenir les enseignants tout en estimant qu'ils n'avaient pas
manifesté contre "la gauche plurielle".
En province, 8.500 personnes sont descendues dans les rues de
Marseille. A Martigues, quelque 400 enseignants et lycéens
ont manifesté aux abords du bâtiment où se
tient le 30e congrès du PCF. Les délégués
du Parti communiste ont voté jeudi une motion de soutien
aux grévistes et manifestants.
A Lyon, un millier d'enseignants et lycéens ont défilé
dans le centre-ville contre "Claude la Menace", et un
millier de manifestants des lycées professionnels leur
ont succédé dans l'après-midi.
Dans le Sud-Ouest, 1.500 personnes, selon la police, près
de 4.000, selon les organisateurs, ont défilé à
Toulouse. Ils étaient 2.500 à manifester à
Montpellier, selon la police.
Des réformes
"qui marchent"
A la mi-journée, la grève était suivie à
38,81% dans les écoles, 47,89% dans les collèges,
50,59% dans les lycées d'enseignement technique et 40,97%
dans les lycées professionnels, selon le ministère
de l'Education nationale. Une mobilisation moindre que celle enregistrée
jeudi dernier.
Le 16 mars, la grève avait été suivie de
60 à 80% selon les secteurs, et quelque 200.000 enseignants,
lycées et parents d'élèves avaient manifesté
à Paris et en province pour le "dégel"
de l'emploi public et la résorption de la précarité.
Déçues par les annonces de Lionel Jospin, les cinq
fédérations syndicales de l'Education nationale
(FSU, FEN, SGEN-CFDT, FERC-CGT, FAEN) expliquent vouloir "des
réponses à la hauteur de leurs attentes" -
notamment l'ouverture de négociations sur un plan pluriannuel
de recrutements - mais l'unité des premières heures
est mise à mal par la divergence des revendications.
Le SNES, syndicat des enseignements du second degré, et
le Snalc, souhaitent le retrait de "certaines" des réformes
du ministre, alors que d'autres, comme la FEN ou le SGEN-CFDT,
insistent sur le déblocage de moyens supplémentaires
pour l'éducation nationale. Le milliard promis la semaine
dernière par Lionel Jospin est jugé unanimement
insuffisant.
La FEN a regretté vendredi la radicalisation du discours
des partisans de l'abandon des réformes, estimant que c'était
un "mauvais coup porté à l'unité".
Le SNES, qui a d'ores et déjà appelé à
une journée d'action nationale mardi prochain, s'est défendu
vendredi de vouloir bloquer la réforme du monde scolaire.
"Nous ne sommes ni jusqu'au-boutistes, ni corporatistes,
nous demandons des réformes, (...) nous souhaitons des
réformes mais pour que ces réformes marchent, il
faut qu'elles aient l'accord des personnels, il faut qu'elles
soient partagées, qu'elles soient comprises", a souligné
Denis Paget.
Déplorant la confusion des mots d'ordre et l'acharnement
anti-Allègre, la Fédération des conseils
de parents d'élèves (FCPE) n'a pas participé
aux manifestations de vendredi alors qu'elle avait défilé
aux côtés des enseignants le 16 mars. L'autre grande
fédération, la PEEP, s'est mise à l'écart
du mouvement dès le début.
Les chefs d'établissement et les inspecteurs se sont également
désolidarisés du mouvement.
"A refuser des réformes, on maintient une situation
qui n'est pas bonne, on maintient un statu quo qui en fin de compte
est beaucoup plus dangereux pour l'éducation nationale
et les élèves", a estimé sur LCI Georges
Dupon Lahitte, président de la FCPE.
Platiau - Reuters -MaxPPP
Ami, confident, conseiller de Jospin. Tout cela ne lui aura
donc pas suffi. Le bouillant ministre de l'Education n'a pas mesuré
le poids électoral que représentait pour le gouvernement
l'hostilité générale du monde enseignant,
principal bastion de la gauche. Histoire d'un sacrifice annoncé
Il en a pris conscience lui-même, jeudi dernier, devant
son poste de télévision. Jospin, son vieil ami Jospin,
qui l'avait toujours soutenu lorsqu'il était en difficulté,
n'a même pas cité son nom ! Et son rappel à
l'ordre - « La seule politique valable de ce gouvernement,
c'est le dialogue et le dialogue suppose la compréhension
» - avait valeur de condamnation pour sa méthode.
Claude Allègre le sait donc depuis ce jeudi noir : ses
jours sont comptés. L'après-midi même, plus
des deux tiers des enseignants étaient en grève,
plus de 200 000 manifestants avaient défilé dans
toute la France. Partout des slogans « Allègre, démission
» avaient fleuri.
Ce n'est certes pas la première fois que les enseignants
réclament le départ de leur ministre. Depuis son
installation, en juin 1997, rue de Grenelle, l'Education nationale
est en ébullition. Il existe même, depuis 1999, des
sites internet créés pour réclamer sa démission.
Jamais pourtant Allègre n'avait fait une telle unanimité
contre lui. Le 16 mars, ils étaient tous là, instituteurs,
professeurs, personnels non enseignant, parents d'élèves,
lycéens, étudiants. Et pour la première fois,
côte à côte, les enseignants du public et du
privé. Le ministre a même réussi ce qui paraissait
impossible : un front syndical uni... contre lui. Bref, une mobilisation
sans précédent.
Allègre est désormais un homme seul. Rejeté,
on l'a vu, par le monde enseignant. Lâché par la
gauche qui souhaite son départ. Et qui s'en cache de moins
en moins. Hier encore, lorsque les conseillers de Matignon, les
responsables socialistes évoquaient « le cas Allègre
», ils baissaient instinctivement la voix. Comme s'ils avaient
peur que leurs critiques ne parviennent aux oreilles de Jospin.
Aujourd'hui, les bouches s'ouvrent. C'est un ministre très
proche de Jospin et d'ordinaire peu bavard qui confie : «
Le Premier ministre est inquiet. Son vrai problème ce n'est
pas Sautter, c'est Allègre. Il a compris qu'entre son ami
et les enseignants la cassure était trop profonde. Le problème
de son départ est désormais posé. »
C'est un dirigeant socialiste qui demande avec insistance à
un haut responsable communiste de l'aider à faire passer
le message à Jospin : Allègre « plombe »
dangereusement la majorité plurielle, seule sa démission
permettrait de renouer les liens traditionnels avec le monde enseignant.
Ce sont les députés socialistes qui, le 15 mars,
à l'Assemblée nationale, se gardent bien de marquer
un soutien appuyé à Allègre qui ferraille
durement avec la droite. C'est François Hollande, le premier
secrétaire du PS, qui, au lendemain des propos de Lionel
Jospin, renchérit : « Chaque fois qu'on veut passer
en force, qu'on veut réformer du haut, on connaît
l'incompréhension et quelquefois la colère. »
C'est un socialiste, conseiller général de l'Aisne,
qui, en séance, critique Allègre et provoque les
applaudissements nourris de toute la gauche. Ce sont, dans ce
département, les enseignants qui rapportent leur carte
d'électeur et déposent des pétitions qu'ils
ont fait signer par leurs élèves ! Ce sont les lettres
de militants hostiles à Allègre qui parviennent
au siège du PS, rue de Solferino : elles ne sont pas plus
nombreuses que ces derniers mois, mais le ton est plus dur. C'est,
le 20 mars, Philippe Bassinet, secrétaire national aux
élections, qui déclare, au point de presse hebdomadaire
du PS : « Quand le ministre de l'Education nationale s'exprime,
il n'est plus entendu. » Autant dire qu'il est urgent d'en
changer.
Pour Jospin, l'avertissement est d'autant plus clair que son nom
est de plus en plus souvent associé à celui d'Allègre.
« Jospin, renvoie ton bouffon, c'est bientôt les élections
», scandaient les manifestants de Caen. Le monde enseignant
est traditionnellement un bastion de la gauche. Des « hussards
noirs » de la République naissante à l'Union
de la Gauche des années 70, en passant par les antifascistes
de 1934 et les contestataires de Mai-68, les enseignants ont été
au coeur de tous les combats. Ils forment les gros bataillons
d'électeurs de gauche, en particulier du Parti socialiste.
Au premier tour de l'élection présidentielle de
1995, c'est chez eux que Jospin a obtenu ses meilleurs résultats.
Aux législatives de 1997, 67% des enseignants ont voté
pour les candidats de gauche ou les Verts. En 1998, 23% des membres
du PS étaient des profs. C'est ce lien apparemment indéfectible
que le divorce avec Allègre risque de briser.
Un divorce trop passionnel, trop irrationnel pour ne pas être
irréversible. Pour en prendre la mesure, il suffit d'écouter
les enseignants en colère. Ils ont perdu cette capacité
d'analyse objective qu'ils sont censés inculquer à
leurs élèves. « Allègre nous a traitées
de pouffiasses », dit une enseignante. « Il veut privatiser
l'enseignement public, le mettre au service du capital »,
dit un autre. « Il a affirmé que les professeurs
du technique n'ont pas besoin de savoir lire et écrire
», renchérit un troisième. Bien sûr,
Allègre n'a jamais rien dit de tel. Mais les enseignants
se sont autopersuadés que leur ministre voulait leur mort.
En représailles, ils souhaitent la sienne.
Allègre paie au prix fort ses provocations. Le «
mammouth » qu'il voulait « dégraisser »
; l'absentéisme qu'il a dénoncé en donnant
des chiffres erronés qu'il a dû rectifier. Elles
ont d'autant plus choqué les enseignants que le ministre
fait partie de la famille. Son père était professeur
de lycée, puis de classe préparatoire. Sa mère,
institutrice, puis directrice d'école. Sa femme et sa fille
enseignent, elles aussi. Allègre lui-même a été
professeur avant de devenir chercheur. Ses propos incendiaires
n'en ont fait que plus de dégâts : ils ont été
vécus comme une trahison. Comme une marque de mépris,
une volonté d'humiliation. La manière dont le ministre
a voulu imposer ses réformes a choqué. La méthode
Allègre, c'est le contraire de la méthode Jospin.
Le second consulte, dialogue, puis arbitre. Le premier décide,
fonce et gère ensuite les retombées. Il est autoritaire,
péremptoire, volontiers iconoclaste. Il n'a pas su écouter
les enseignants : même ceux qui n'étaient pas hostiles
à ses réformes ont eu le sentiment que le ministre
cherchait à dresser l'opinion contre eux.
Pourtant, Allègre a eu le courage d'énoncer quelques
vérités premières, du style : « L'Education
nationale n'appartient pas aux enseignants, c'est l'élève
qui est au coeur de l'école. » Le courage aussi de
vouloir « faire bouger les choses » comme il dit,
c'est-à-dire de bousculer le statu quo, de combattre l'immobilisme,
de tenter d'adapter l'école au XXIe siècle. Son
bilan n'est pas négligeable : décentralisation de
la gestion des personnels du second degré, meilleur remplacement
des enseignants absents, réemploi de 28 000 maîtres
auxiliaires, création de 70 000 emplois-jeunes qui se sont
révélés très utiles, notamment dans
les établissements de quartiers difficiles, allègement
des programmes, aides individualisées pour les élèves
en difficulté... C'est peu par rapport aux ambitions affichées,
mais ce n'est pas rien.
Au printemps dernier, Allègre avait encore l'appui des
syndicats réformistes, notamment le Sgen-CFDT et la FEN
et des deux fédérations de parents d'élèves
pour la première fois unies. Mais leur soutien risquait
de leur coûter trop cher électoralement. Au prix
de virages à 180°, ils ont basculé dans la contestation.
Le ministre pouvait compter aussi sur le soutien de Jospin, son
ami de quarante ans. Les deux hommes sont nés la même
année, 1937. Ils sont issus de familles socialement assez
proches, avec, chacun, un père enseignant. Ils font connaissance
à la fin des années 50, à la cité
universitaire d'Antony. Ensemble, ils jouent au basket et militent
contre la guerre d'Algérie. Puis ils se perdent de vue,
se retrouvent au PS au début des années 70 et ne
se quittent plus. Jospin apprécie l'agilité intellectuelle,
l'imagination, l'esprit foisonnant de son ami chercheur. Allègre
devient sa boîte à idées. Tout naturellement,
lorsque le premier est nommé ministre de l'Education nationale
en 1988, le second devient son conseiller spécial. Rue
de Grenelle, Jospin a injecté, avec l'accord de François
Mitterrand, des milliards de francs pour revaloriser les traitements
des enseignants. Mais il n'a pas obtenu en contrepartie l'accord
des syndicats pour réformer les méthodes d'enseignement.
« Quand j'ai été nommé, a raconté
Allègre dans "le Figaro Magazine", j'ai dit à
Lionel : "Avec le Snes, ça va tanguer. Tu t'en rends
compte" ! » Jospin s'en rend d'autant mieux compte
que c'est ce puissant syndicat qui, de 1988 à 1992, a bloqué
ses réformes. Il donne son feu vert, avec l'espoir qu'Allègre
va réussir là où il avait échoué.
Depuis trois ans, il n'a cessé de soutenir celui dont il
dit volontiers qu'il est « un volcanologue très éruptif.
» Le 16 septembre 1997, dans une interview au « Monde
» : « Claude Allègre n'entend pas conduire
l'Education nationale avec le souci de ménager une carrière
politique. Donc, il va rompre avec l'immobilisme précédent
et faire avancer les choses. Qu'on regarde l'action engagée
et pas seulement les propos ! » En mars 1999, alors que
les enseignants sont une nouvelle fois dans la rue - 72% d'entre
eux affirment avoir une mauvaise opinion de leur ministre et 56%
réclament sa démission (1) -, il encourageait les
députés socialistes à soutenir Allègre
: « Je sais, il rame. Eh bien ramez avec lui ! » Ce
qui ne l'empêchait pas, en privé, d'engueuler celui
qui est, chaque semaine, depuis vingt ans, son partenaire de tennis.
De lui reprocher ses maladresses, ses outrances, ses provocations.
Depuis un an, Allègre a fait de gros efforts. On ne l'entend
plus guère. Mais le mal est fait.
Récemment encore, Jospin voulait espérer que le
ministre parviendrait à rebondir. Difficile de le croire
désormais ! Les législatives partielles - une circonscription
conquise, une perdue, une conservée par la droite - sont
un peu décevantes pour la gauche. Elles démontrent
que si, au sommet, la droite va mal, elle reste forte sur le terrain.
Si la gauche veut gagner dans deux ans, elle doit mobiliser son
électorat. Et d'abord, se réconcilier avec le monde
enseignant.
Le Premier ministre sait qu'il va devoir trancher. C'est psychologiquement
difficile. Même si Allègre, qui n'a jamais eu d'ambition
personnelle, est prêt à se sacrifier. Pour Jospin,
pour la gauche, pour l'école. C'est politiquement délicat.
Le départ d'Allègre ne doit pas être interprété
comme la victoire des syndicats. Encore moins comme l'enterrement
des réformes. Mais l'arrivée d'un nouveau ministre
qui reprendrait le dialogue devenu impossible avec les profs n'est-il
pas le meilleur moyen de sauver la réforme Allègre
?
(1) Sondage Sofres-« le Nouvel Observateur », mars
1999.