Chirac


Comment peut-on être chiraquien?

Démagogue, sans bilan, soupçonné de corruption, Jacques Chirac peut être réélu. De la Corrèze à Paris, des supporters expliquent leur soutien contre vents et casseroles.

Sept ans de malheurs


Reportage: Michel Audétat et Béatrice Guelpa - Le 21 février 2002

1. Les jeunes sous le charme
Le jour où Nordine a été élu conseiller municipal dans sa commune de Garges-lès-Gonesse, dans le Val-d'Oise, sa famille a accueilli la nouvelle de manière contrastée: «Mes parents étaient très fiers, mais c'est vrai que certains de mes cousins ne comprenaient pas trop» C'était en 1995 et ce jeune beur de 21 ans, d'origine algérienne et modeste (père ouvrier, mère femme de ménage), venait de se faire élire sur les listes du RPR. Il est aujourd'hui fonctionnaire de police et conserve le souci des banlieues. C'est surtout là qu'il aime défendre ses idées, argumenter, convaincre, passer des heures dans les cages d'escalier s'il le faut. Il a la parole fluide et des formules chocs pour promouvoir l'action dans les cités: «Il ne doit pas y avoir de zones de non-droit pour les jeunes militants du RPR.»

Nordine plaide toujours pour la confrontation avec le réel et c'est cela, aussi, qu'il admire chez Chirac: «Il est capable de faire de la proximité à grande échelle. En France, on souffre beaucoup trop d'idéologies.» Cinq ans de gouvernement Jospin lui ont fait passer le goût de cette soupe-là. Les juges fouineurs, la rumeur du scandale qui enfle à l'approche du scrutin, rien de tout cela ne ternit à ses yeux l'image présidentielle: les manipulations de la gauche plurielle en seraient la cause unique

Ce soir-là, Nordine participe à la soirée des «Mercredis en mouvement», au siège parisien du RPR, où se retrouvent de jeunes militants venus de toute la France. Locaux en sous-sol. Musique techno pour l'ambiance. Atmosphère électrisée par l'annonce, deux jours plus tôt, de la candidature du président. Des jeunes filles s'exhibent en T-shirt de campagne. On lit, en lettres bleues: «Je vote Chirac». Puis, juste au-dessous, à hauteur des seins: «Et regarde-moi dans les yeux». Parfum de gauloiserie qui devrait être dans le ton du candidat. Survivant d'une génération qui prend sa retraite, seul septuagénaire en course avec Pasqua et Le Pen, Chirac jouit néanmoins auprès de ces jeunes d'une réputation de séducteur. «Il est passionné et séduisant, affirme Bettina. Ma grand-mère l'adore et je l'adore aussi!»

Le «candidat de la passion», comme il s'est défini lui-même, serait également celui de la modernité. Les jeunes RPR lui prêtent ainsi un souci écologique profond, sincère, et s'indignent que d'autres puissent faire main basse sur ces questions: «Les écolos et la gauche n'ont pas le monopole de l'environnement», lance Anne, jeune Toulousaine. Pareil pour le social: «C'est faux de dire que seule la gauche s'en occupe, ajoute Matthieu, 26 ans. Elle ne fait que s'approprier les bons sentiments.» Anne: «On est tous derrière Chirac parce qu'on en a marre de la démagogie!» Sur le cannabis aussi, ils entendent refuser le discours démago. A les entendre, la libéralisation mettrait le feu aux banlieues. Lorsqu'on leur demande s'il ne leur arrive pas, malgré tout, de tirer parfois sur un joint, certains s'en défendent avec la plus grande vigueur. Mais d'autres ont tout à coup l'air emprunté Les jeunes du RPR sont comme les autres.

2. L'intellectuel solitaire

Cigarette aux lèvres, cerné de livres, l'écrivain Denis Tillinac parle du président en exercice sans ménager sa verve rocailleuse: «Chirac est très féru de préhistoire. Il s'intéresse aux moments cruciaux. Le Quattrocento. Ou le deuxième siècle avant J.-C., quand la Chine s'est décomposée. Mais le dernier essai à la mode de Lévy ou de Tartempion, il ne l'a jamais lu. Ça le fait chier. Et moi aussi.» Gaulliste de tendance anarchiste, le directeur des Editions de la Ronde est lié à Jacques Chirac par une longue amitié et une complicité de Corrézien. Ephémère conseiller du président, il décrit un personnage plutôt inattendu, grand lecteur de l'historien Fernand Braudel, admirateur de l'ethnologue Claude Lévi-Strauss: «On ne le sait pas, mais il voit souvent Lévi-Strauss pour lui poser une question sur l'avenir d'un truc. Hop, il le branche, et il l'écoute pendant deux heures!»

Au lendemain de la dissolution de 1997, Denis Tillinac avait publié un article-fleuve dans «Le Monde». Il y maltraitait tous ceux qui, énarques poudrés ou technocrates allergiques au réel, avaient rendu le désastre possible, mais concluait sur une note euphorique: «Le chiraquisme a de l'avenir plein les poches.» Et aujourd'hui, après cinq ans de repli dans le bunker élyséen? «Les gens disent que Chirac n'a pas de bilan, réplique Denis Tillinac, mais c'est à Jospin de défendre un bilan parce qu'il a gouverné. Et sur la scène internationale, Chirac a tout de même des choses à défendre. Ce n'est pas Clinton qui a essayé de relancer le dialogue Nord-Sud ou qui a dénoncé les risques que la spéculation financière fait peser sur le monde: c'est Chirac!»

Pas plus qu'hier, il n'hésite à voir en lui un homme d'avenir. Les erreurs de son entourage ne sont pas les siennes et ce «septennat tronqué» n'enlève rien à ses mérites: «Il peut impulser trois ou quatre grandes réformes et surtout amener la relève. C'est-à-dire en finir avec les soixante-huitards, qu'ils votent à gauche ou à droite. On est au bout de cette logique de l'émancipation. L'individu est désormais émancipé de tout, acculturé, déraciné, désorienté et livré plus que jamais au monde de la marchandise. Il faut sortir de ce mouvement qui nous voue au désarroi et au cynisme. Là, je me retrouve avec un gars comme Chirac. Je crois que c'est ça, sa mission historique.» Mais Denis Tillinac est plutôt seul dans son cas: en règle générale, le président sortant ne fait pas vibrer les gens de culture.

Autour de Mitterrand, c'était la bousculade des intellectuels: Attali, Debray, Wiesel Autour de Chirac, c'est le désert. Dans la société cultivée, on le dit fait pour le Salon de l'agriculture, pas pour les salons littéraires. Yves Duteil apparaît comme le plus présentable de ses soutiens. Et le président peut aussi compter sur Line Renaud, Michel Sardou ou Johnny. Mais cela ne risque pas de faire trembler le Quartier latin. Il est peu vraisemblable que se reproduise le bref engouement qui, en 1995, sur fond de balladurisation générale, avait précipité quelques figures culturelles du mitterrandisme dans les bras du candidat Chirac (Pascal Sevran, Frédéric Mitterrand). Aujourd'hui, personne ne paraît disposé à se compromettre. Sur Chirac ne paraissent, ces temps-ci, que des enquêtes sur ses scandales ou des témoignages accablants.

3. L'entrepreneur «social»

Lorsqu'il dit son admiration pour Jacques Chirac, Roger Bataille parle de «dynamisme», de «détermination». Du discours de candidature prononcé en Avignon, il a surtout retenu cet appel adressé aux Français: «Il faut libérer les énergies.» A deux pas du Centre Georges Pompidou, Roger Bataille dirige un bureau d'architectes spécialisé dans les constructions industrielles: «Cela nous met en relation avec une centaine d'entreprises chaque année, ce qui me permet d'être ainsi en prise directe sur leurs besoins.» A écouter ce Normand, natif de Cherbourg, on sent bien que le locataire de l'Elysée n'est pas seulement le meilleur candidat possible de la droite à laquelle il se sent «viscéralement attaché», mais aussi un modèle à imiter.

A l'orée de la cinquantaine, Roger Bataille espère donc la victoire de celui pour lequel il a toujours voté. Pas question de trahir au moment où les médias sonnent l'hallali. Son engagement militant date de 1995, «au moment où Chirac était au plus bas dans les sondages», et il lui reste fidèle dans la tourmente. Il attend d'un second mandat présidentiel la réalisation des projets laissés en friche au cours du premier: «Il faut diminuer le coût de l'Etat, réduire les contraintes qu'il fait peser sur les entreprises, alléger les charges et la fiscalité, donner au pays cette liberté qui lui manque.»

Chirac est-il vraiment le mieux placé pour satisfaire ces exigences? Pourquoi ne pas lui préférer Alain Madelin et son catéchisme néolibéral? «Le libéralisme n'est pas une politique mais une simple méthode économique, rétorque Roger Bataille. Madelin oublie ce qui fait la réalité sociale de l'entreprise. Nous ne sommes pas seulement là pour créer des richesses matérielles mais aussi de la richesse sociale.» Dans les années 1986-1988, Chirac fréquentait les libéraux et invoquait à tout propos Thatcher ou Reagan. Rétrospectivement, ses partisans soulignent que cela cadrait mal avec le personnage. La place de l'homme, telle serait la marque distinctive du capitalisme selon Chirac. Et telle serait aussi sa fidélité au gaullisme conçu comme un humanisme.

A la différence de Mitterrand, peu disposé à parler business dans les hautes sphères des relations internationales, Chirac parcourt le monde comme un voyageur de commerce. Direct, jovial et grand serreur de pognes, il ne rate pas une occasion d'arracher des contrats pour les entreprises françaises. Les entrepreneurs lui en savent gré, même si d'autres estiment que la fin ne justifie pas toujours les moyens. Quand le président a reçu Jian Zemin, en 1999, il lui a déroulé le tapis rouge. Repas dans un «bouchon» lyonnais, réception au château de Bity, valse avec Bernadette Rien n'a été négligé pour séduire le président chinois. Résultat: la Chine a officialisé sa commande de vingt-huit Airbus et songe désormais à des TGV pour sa ligne Pékin-Shanghaï. Mais la question des droits de l'homme a été prudemment mise sous le tapis.

4. Les fidèles corréziens

Dire de Lucien Durand, agriculteur à la retraite et maire de Chavanac de 1959 à 2001, qu'il est un fidèle de Jacques Chirac ne suffit pas. C'est un inconditionnel qui voue un véritable culte à ce «grand Jacques» qui fait partie de sa famille depuis novembre 1966. «Cette année-là, il se présentait comme député et faisait le tour de toutes les communes du département. Il n'en a oublié aucune.» Pas même Chavanac, située sur le plateau de Millevaches, en haute Corrèze, l'une des plus petites de France avec ses 50 habitants et la plus chiraquienne de l'Hexagone (90% des votes lors de la présidentielle de 1995). «Il m'a dit: "De quoi avez-vous besoin?" L'église était en piteux état, j'avais interdit de faire sonner les cloches... Il m'a promis qu'il ferait réparer le clocher s'il était élu.» Lucien essuie une larme d'émotion. «Vous savez, un homme qui tient parole comme ça, c'est rare.» Intarissable, l'homme de 73 ans raconte les visites du politicien proche de ses électeurs qui «venait presque toutes les semaines de Paris» pour les écouter, sa façon simple d'être aux côtés des plus humbles. «En 68, j'ai eu un accident de tracteur, il me téléphonait tous les jours à la clinique. Puis ma grange a brûlé. J'ai eu bien du malheur cette année là. Le soir même, il était dans cette cour!» Le retraité éclate en sanglots: «Ça me fait mal au cur de voir comment on le traite aujourd'hui. Il me l'avait bien dit: "Lucien, y a rien de plus sale que la politique".»

Jacques a placé deux des cinq enfants de Lucien à l'Hôtel de Ville lorsqu'il était maire de Paris. Et à chaque fois que Chavanac avait besoin d'une subvention, c'est directement au député puis au président que le maire Lucien Durand écrivait. Comme en 1997, pour assainir le village. Réponse personnelle de Chirac: «Mon cher Lucien...»

La recette de Jacques le Parisien, technocrate de l'ENA et parachuté de Pompidou dans le département, pour se faire adopter par les paysans de Corrèze? Ce mélange de simplicité, d'écoute et de services rendus. Gérard, 39 ans, fils de Lucien et éleveur de 600 moutons, ajoute: «Et puis il a toujours été proche des agriculteurs. Il nous comprend.» Lui, le fils de banquier, petit-fils d'instituteur...

Même enthousiasme chez Raymond Fraysse, un autre fidèle de Chirac, restaurateur à Saint-Dézery et «Grand Maître» de la Confrérie des Entêtés de la tête de veau, créée en 1995, au lendemain de la victoire de «Jacquot». «C'est le meilleur, le plus sympathique, le seul qui connaît vraiment les Français moyens», lance le restaurateur rebaptisé Monmon. Ici, on vote Chirac pour ce qu'il est. Pas pour son éventuel programme. C'est d'ailleurs sur cet aspect affectif que mise le candidat-président qui veut être réélu avec passion «par amour des Français».

Sur cette terre corrézienne, traditionnellement à gauche, les fidèles votent l'homme, quitte à se convertir. Comme Lucien, socialiste au début des années 60, ou encore Robert Bredèche, maire de Lignareix, communiste défroqué. «Entre nous, il est pas vraiment à droite, Chirac. Et puis, n'oublions pas... Sans Chirac, pas de Corrèze! Allez voir dans la Creuse ou le Puy-de-Dôme. C'est le désert là-bas.»

5. Les opportunistes de province

Sarran, 295 habitants, 50 maisons, une épicerie, une auberge. Et depuis le 16 décembre 2000, le providentiel «musée du président Jacques Chirac», qui a ramené 80 000 visiteurs en pèlerinage politique. Sarran, c'est surtout le fief de Madame ­ Bernadette y est adjointe au maire depuis 1971 ­ le village où le couple possède sa résidence secondaire, le château de Bity, et l'endroit où les Chirac votent. A la mairie, Michel Poincheval reçoit derrière une longue table en bois qui «heureusement ne peut pas parler». Le maire, également éleveur de veaux, n'a pourtant pas grand-chose à cacher. «Franchement, si j'habitais ailleurs en France, je voterais à droite... pour Madelin! Mais ici, il faudrait être fou pour ne pas voter Chirac.»

Chirac, en Corrèze, c'est le faiseur de ponts, d'autoroutes, l'arroseur dont les subventions ont fait remonter le Limousin, bon dernier dans les dotations de l'Etat, dans les six premières places, le sauveur d'usines, le créateur d'entreprises. Alors comme le dit Gisèle l'épicière: «Ici, ils votent tous pour lui par intérêt. Bernadette a fait venir deux fois le Tour de France à Sarran, ce n'est pas rien!» Michel Poincheval, un sourire en coin, glisse: «Voyez, ce serait bien s'il était réélu... Pour que le musée continue! A Château-Chinon, le musée de Mitterrand a perdu 25% de son public après la fin de son mandat.» Toujours plus margoulin, il frotte ses deux pognes d'homme de la terre: «Si j'avais pas le président, je ne serais plus maire. Le rôle de maire dans une petite commune c'est de boucher les fuites d'eau et de réparer les nids de poule! Grâce à lui, je peux rencontrer du monde.» Hillary Clinton, Jian Zemin, Pasqua, Guy Drut sont passés par Sarran. Sans oublier le carton d'invitation pour la garden-party de l'Elysée le 14 juillet. Michel Poincheval est opportuniste. Mais honnête. En Corrèze, tous n'ont pas cette reconnaissance du ventre. Et Chirac le bienfaiteur risque d'en payer le prix. Ici, on murmure que depuis 1995, il s'est beaucoup moins intéressé à la Corrèze. «Il intervient moins et il est devenu impossible à joindre!» se lamente ce voisin qui refuse de donner son nom. Car Sarran se méfie. Surtout de ces journalistes fouineurs qui arpentent, carnet à la main, les rues désertes du village, en posant des questions sur le Château désormais inaccessible, protégé par une quarantaine de gendarmes. Bity, acheté pour une bouchée de pain en 1969, immédiatement classé monument historique ­ une façon de faire financer les réparations par l'Etat ­ c'est la première casserole de Chirac. Les villageois, qui protègent leur vache à lait, refusent d'en parler comme d'évoquer les «affaires» plus récentes qui glissent sur leur morale d'électeur: «Des magouilles? Quel politicien n'en fait pas?

Sept ans de malheurs

Novembre 1995
L'adieu aux «juppettes»: sept femmes sur douze sont virées du gouvernement Juppé. La France macho est de retour.

Décembre 1995
Un immense mouvement de grève paralyse la France: débuts catastrophiques pour le président qui voulait réduire la fracture sociale.

Décembre 1996
«La souris, qu'est-ce que c'est?» demande Chirac devant un ordinateur. Il se taille une réputation durable d'analphabète technologique.

Mars 1997
Dissolution de l'Assemblée nationale qui ramène les socialistes au pouvoir. La France se marre: de Gaulle était «l'homme qui a dit non», Chirac l'homme qui a dissous.

Mai 1997
Un ancien directeur de la Mairie de Paris se met à table et charge Chirac: plus de 300 personnes y auraient bénéficié d'emplois fictifs dans les années 80.

Septembre 2000
Financier occulte du RPR, Jean-Claude Méry livre des aveux posthumes qui mettent en cause Chirac. «Abracadabrantesque», réplique celui-ci.

Mars 2001
Bertrand Delanoë ravit la mairie de Paris à Philippe Séguin: une gifle pour le parti du président.

Juin 2001
Scandale dénoncé par «L'Express»: de 1992 à 1995, alors maire de Paris, Chirac a payé des billets d'avion avec les fonds spéciaux de la République.

Août 2001
«Paris Match» révèle le coût exorbitant des vacances présidentielles à l'île Maurice: une suite facturée plus de 5000 francs suisses par jour.

Février 2002
Retour de Didier Schuller en France après sept ans de cavale. Fausses factures, marchés truqués, financements occultes L'ex-conseiller général RPR des Hauts-de-Seine va-t-il mouiller Chirac?

 

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