LA CONCEPTION RATIONALISTE
DE L'ÊTRE HUMAIN ET DE LA LIBERTÉ

par
Thérèse-Isabelle Saulnier


De toutes les philosophies existantes, on peut dégager une conception particulière de l'être humain et de la liberté, sans doute l'une des plus répandues chez les philosophes et les psychologues. C'est la conception rationaliste, qui repose sur une vision dualiste de l'être humain, c'est-à-dire qui identifie en lui deux aspects en opposition, voire en conflit: un aspect rationnel, et un aspect passionnel ou instinctuel. Comme les rationalistes privilégient la Raison et en font le caractère distinctif de l'être humain, ils verront par conséquent la liberté comme le fait d'être gouverné uniquement par la Raison. C'est le cas des Stoïciens, de Platon, d'Aristote, de Descartes, de Spinoza, de Kant, de Brunswicg et de bien d'autres philosophes. Pour des psychologues tels Carl-Gustav Jung et Erich Fromm, cette même conception s'exprime par l'idée de la maîtrise de soi, c'est-à-dire la maîtrise de tous les déterminismes psychologiques aussi bien conscients qu'inconscients.

Cependant, avant d'aborder cette idée de la liberté, nous allons d'abord voir sur quelle conception de l'être humain elle repose, et ce qui justifie, selon les rationalistes, la primauté de la Raison sur les instincts.


1. L'être humain: un animal raisonnable

Aristote (384-322 avant J-C) a défini l'être humain comme un animal raisonnable, un animal doué de raison. Examinons de plus près la véracité de cette définition.

L'être humain est d'abord un animal car il est fait de chair et d'os et il est mu par des instincts, des pulsions, des impulsions, de même que par des passions ou des affections. Bien des ressemblances nous rapprochent des animaux et ce, même au niveau du comportement individuel et social. Certains spécialistes de la psychologie animale ont d'ailleurs déjà tracé un tableau comparatif entre les deux, qui donne une leçon d'humilité à celui qui s'est proclamé "le roi de la création". Desmond Morris, en particulier, dans ses études comparatives intitulées "Le singe nu", "Le zoo humain" et "Le couple nu", s'évertue, non sans humour d'ailleurs, à montrer les grandes ressemblances entre le comportement des singes (surtout les babouins) et celui des humains, à tel point qu'après l'avoir lu, on se demande si vraiment différence il y a...

Nous savons aussi, grâce aux découvertes de fossiles hominidés, que l'espèce humaine a subi une lente évolution qui nous a menés jusqu'à ce que nous sommes actuellement, l'espèce dite "homo-sapiens-sapiens", évolution qui nous a graduellement fait émerger de la pure animalité pour entrer de plein pied dans la véritable humanité. Cette lente évolution est celle du cerveau qui a permis le développement de ce qu'on appelle précisément l'intelligence rationnelle, qui nous distingue du règne animal.

C'est ainsi que, n'en déplaise à Desmond Morris, si tout être humain ne peut renier sa participation au règne animal, il ne peut non plus nier le fait qu'il dépasse cet état par le type d'intelligence qui lui est propre, l'intelligence rationnelle.

Voilà donc pourquoi Aristote dit que l'être humain est un animal raisonnable, doué de raison. L'être humain est le seul animal capable de raisonner, de réfléchir, de se rendre compte qu'il sait et qu'il vit, de concevoir des idées et de déterminer sa vie selon la raison. Les animaux, eux, ne vivent que par instinct. Cette distinction fondamentale a été formulée en des termes précis par F.J.J. Buytendijk (1): l'animal vit "avec et dans" son monde, totalement imbriqué, pris dans la situation dans laquelle il se trouve et à laquelle il réagit selon les éléments qui s'y trouvent et qui le mènent à réagir de telle façon précise, instinctive. L'être humain, quant à lui, ne vit pas seulement avec et dans son monde, mais aussi, et simultanément, "en face de" son monde, qu'il perçoit comme un tout, dont il peut tout remarquer et, surtout, sur lequel il peut réfléchir pour le comprendre, l'expliquer et le transformer au besoin.

Pour illustrer cette différence cruciale entre le "vécu" animal et humain, prenons l'exemple suivant: lorsque vous êtes plongés "corps et âme" dans une lecture passionnante, ou dans l'écoute d'un film qui vous captive totalement, au point d'en perdre la conscience de ce que vous êtes en train de faire, vous vivez, analogiquement, comme l'animal qui ne fait qu'un avec son monde. Le véritable vécu humain, c'est lorsque vous vous "réveillez" de cet état et que vous prenez conscience de ce que vous êtes en train de faire.

Cicéron, penseur de l'époque romaine, ne disait pas autre chose en comparant ainsi l'être humain et l'animal: "Entre l'homme et la bête, il y a cette grande différence que la bête s'adapte uniquement, et tout juste autant qu'elle est mue par ses sens, à ce qui est près d'elle et à l'objet présent, n'ayant qu'une faible conscience du passé et de l'avenir, tandis que l'être humain, participant à la raison et, par elle, distinguant les conséquences, voyant les causes, n'ignorant pas ce qui précède une chose, voit facilement le cours de sa vie entière et prépare d'avance ce qui est nécessaire pour vivre."

Une autre manière d'exprimer la même idée nous vient d'une romancier philosophe, Vercors, auteur d'un roman intitulé "Les animaux dénaturés". Vercors a imaginé qu'en plein XXe siècle, on découvrait, quelque part dans le monde, une espèce mi-animale, mi-humaine, représentant le "chaînon manquant" entre le singe et l'être humain. Il leur a donné le nom de "Tropis". Vercors a conçu ce roman pour nous faire réfléchir sur la nature propre de l'être humain, sur ce qui nous distingue fondamentalement et essentiellement de l'animal. Il formule cette différence (la même que celle que définit Buytendijk, en fait) de la manière suivante:

"La différence entre l'intelligence de l'homme de Néanderthal et celle d'un grand singe ne devait pas être bien grande en quantité. Mais elle a dû être énorme dans leur rapport avec la nature: l'animal a continué de la subir. L'être humain a brusquement commencé à l'interroger. Or, pour interroger, il faut être deux: celui qui interroge, celui qu'on interroge. Confondu avec la nature, l'animal ne peut l'interroger. Voilà, il me semble, le point que nous recherchons. L'animal fait un avec la nature. L'être humain fait deux. Pour passer de l'inconscience passive à la conscience interrogative, il a fallu ce schisme, ce divorce, il a fallu cet arrachement. Animal avant l'arrachement, humain après lui? Des animaux dénaturés, voilà ce que nous sommes." (2)

Notre nature est donc double: instinctive, en ce que nous sommes en grande partie constitués comme les animaux le sont, et rationnelle, à cause de cette "dénature" ou de cet "en face de" qui nous caractérise. Or, le propre des rationalistes est de privilégier l'aspect rationnel de notre nature et d'exiger de chaque individu le contrôle, par la Raison, de nos instincts et de nos passions. Pourquoi cette exigence? Tout simplement parce que la Raison est ce qu'il y a en nous de supérieur; les instincts et les impulsions sont ce qu'il y a en nous d'inférieur et nous rapprochent de la stricte vie animale. La Raison doit être comme la cavalière qui tient la bride et mène son cheval (les instincts, la vie animale), là où elle veut.


II. Supériorité de la Raison

Examinons maintenant en quoi, selon les rationalistes, la Raison est supérieure aux instincts et aux passions, et ce qui justifie la définition de la liberté comme le fait d'être gouverné uniquement par la Raison.

D'abord, qu'est-ce, au juste, qu'un instinct ou une passion? Le Petit Robert définit l'instinct (synonyme d'impulsion, de pulsion, de tendance) comme une "tendance innée et puissante, commune à tous les êtres vivants ou à tous les individus d'une même espèce". Mentionnons, entre autres, l'instinct de survie, l'instinct de conservation (tant de l'individu que de l'espèce), l'instinct migratoire (ce dernier étant commun  aux individus de certaines espèces seulement). Or, ce qui se fait par instinct, comme l'a montré Buytendijk, se fait sans aucune réflexion, c'est un acte tout à fait irréfléchi, automatique et spontané. D'ailleurs, un instinct est toujours une tendance innée et irréfléchie, et une action instinctive et automatique s'oppose à une action consciente, réfléchie et volontaire. (3)

Quant aux passions (appelées aussi "affects"), ce sont des "états affectifs et intellectuels assez puissants pour dominer la vie de l'esprit, par l'intensité de leurs effets ou par la permanence de leur action" (Petit Robert). On obéit, ou on résiste à ses passions. On les maîtrise, on les dompte, on les vainc, ou on y succombe. On parle même de quelqu'un qui agit "aveuglément" sous le coup de la passion ou d'une passion (par exemple, la colère, la jalousie). Qui aime passionnément peut en arriver à ne plus savoir se contrôler, et son amour pourra dégénérer en obsession dont il ne sait plus se défaire. Cela vaut pour l'amour d'une personne, ou l'amour, la passion du jeu, de l'alcool, de la drogue, du pouvoir ou de tout autre objet.

Qu'avons-nous à retenir, philosophiquement parlant, du sens des mots "passions" et "instincts"? Essentiellement ceci: tous les deux, lorsqu'ils sont dominants en nous, nous poussent à agir sans même que nous le voulions vraiment. Agir sous le coup d'une impulsion, c'est toujours agir inconsciemment, sans réfléchir et, surtout, sans avoir le contrôle de la situation, sans avoir le contrôle de cet instinct ou de cette passion. Lorsque nous agissons instinctivement ou sous le coup d'une passion, nous sommes dominés complètement et notre liberté, c'est-à-dire notre pouvoir de choisir et de décider en toute connaissance de cause, de juger, de peser le pour et le contre, est réduite à zéro. C'est le cas, par exemple, du crime passionnel, commis à cause d'une jalousie excessive ou d'une montée d'agressivité incontrôlable. Un tel geste est si peu "libre", d'ailleurs, que les crimes passionnels sont toujours moins punis que les crimes prémédités, précisément parce que la Justice reconnaît fort bien que le criminel ne jouissait alors pas de sa pleine et entière liberté, au sens de pouvoir de choix conscient, réfléchi, pensé, pesé. Dominé par sa passion, dont il n'était pas du tout maître, il a momentanément "perdu la raison". Une fois le geste posé, une fois la raison et la lucidité retrouvées, le criminel ne comprend même pas ce qui lui est arrivé et s'empresse de dire qu'il ne le voulait pas... Il a vraiment perdu le contrôle de lui-même.

Or, peut-on parler de liberté lorsqu'il y a domination et perte de contrôle? Peut-on parler de liberté lorsqu'un acte est posé sans aucune réflexion ni volonté, de façon tout à fait irréfléchie, automatique et spontanée? Peut-on parler de liberté lorsqu'on se contente d'obéir aveuglément, sans offrir aucune résistance? A cette triple question, une seule réponse possible: non. Un acte irréfléchi ne correspond pas à notre nature humaine, caractérisée par l'usage de la raison et de la réflexion. Aristote disait d'ailleurs qu'un acte libre est un acte réfléchi. Les instincts et les passions, de leur côté, nous poussent, nous déterminent à agir sans même que nous le voulions vraiment - à moins de "vouloir" se laisser dominer par eux, ce qui est choisir, en fait, l'esclavage, la domination. Ils nous rendent passifs et non actifs. Notre volonté est alors affectée par quelque chose d'autre qu'elle-même, elle n'agit pas (auquel cas elle serait libre) mais est agie, donc manipulée, dominée.

Erich Fromm, dans son petit livre "L'art d'aimer", exprime bien cette idée qu'il concrétise de la manière suivante: "Considérons par exemple, un homme poussé à un travail incessant par un sentiment d'insécurité et de solitude profondes; ou un autre par l'ambition ou la soif de l'argent. Dans tous ces cas, l'individu est esclave d'une passion, et son activité est en fait une "passivité", parce qu'il est poussé; il est victime, non auteur". (4)

Les passions (envie, jalousie, ambition, vengeance, colère, sentiment d'insécurité, haine, etc.) sont des maîtresses insatiables qui nous font faire tout ce qu'elles veulent; elles nous contrôlent totalement et se libérer de leur emprise est une tâche difficile. Dans cette situation, nous ne pouvons prétendre à la liberté, sachant bien qu'elles nous dominent et que même notre raison est impuissante face à elles. Par contre, si c'est la Raison qui domine en nous, nous arriverons à contrôler ces passions dominatrices et à être maîtres de nos "affects", c'est-à-dire de ce qui nous affecte et agit sur nous ou en nous.

La Raison est donc supérieure aux instincts en ce qu'elle est le propre de l'être humain, ce qui le fait émerger au-dessus de la stricte condition animale, et en ce qu'elle nous rend maîtres de nous-mêmes, alors que les instincts et les passions nous rendent victimes, parfois jusqu'à... nous faire perdre complètement la raison!


III. La liberté morale

On comprend donc maintenant comment la conception rationaliste de l'être humain fonde celle de la liberté, laquelle consiste à vivre "suivant le seul commandement de la Raison" (5). En ce sens, la liberté est un état IDÉAL et essentiellement moral, que Lalande définit ainsi: "Etat de l'être humain qui réalise dans ses actes sa vraie nature, considérée comme essentiellement caractérisée par la raison et la moralité. En ce sens, le mot liberté est un terme normatif et désigne un état idéal où la nature humaine serait exclusivement gouvernée par ce qu'il y a en elle de supérieur" (6).

Raison et moralité vont de pair, en effet, car c'est la Raison qui nous fait découvrir la connaissance vraie, c'est-à-dire la connaissance du Bien, du Vrai, du Beau et du Juste, alors que les passions nous entraînent bien souvent à faire le pire, ou le mal, même si nous voyons très bien ce qui est le mieux et le plus juste. Les fumeurs et les alcooliques en savent quelque chose, puisque même s'ils sont persuadés que la cigarette ou l'alcool leur nuit, ils ne peuvent faire autrement que de succomber à la tentation, même s'ils ne le veulent pas. Autrement dit, ils ne sont pas "libres" de ne pas fumer ou de ne pas boire, c'est plus fort qu'eux, ils sont dominés par leur "passion", ils ne jouissent pas de la liberté qui consiste à faire ce que la Raison nous dicte, à faire ce que l'on veut. Ils ne sont pas libres de leur passion; leur volonté elle-même n'est pas libre, mais prisonnière de cette passion dont ils sont les victimes.

Etre gouverné uniquement par la Raison n'est pas chose facile. C'est pourquoi la liberté ainsi conçue désigne un état idéal, un symbole de perfection que seuls les sages atteignent. Elle représente, en effet, à la fois la connaissance vraie et la puissance de faire réellement ce que nous voulons, et non pas ce que nos passions en nous veulent que nous fassions. (Pour parler en termes freudiens, quand les passions ou les instincts dominent, ce n'est pas "JE veux", mais "ÇA veut", le "ÇA" désignant l'univers des passions, des instincts, des pulsions et des impulsions.)

Connaître, c'est savoir ce qui est vrai, bon et bien. Par conséquent, le sage, l'être libre agira toujours bien. Spinoza dit qu'il agira avec amour, justice et équité. Le Bouddha, l'un des plus grands sages parmi les plus sages, disait à sa manière: "Les dieux et les démons sont à mon service", indiquant par là qu'il maîtrisait les forces de sa raison et celles de ses passions. Descartes (1596-1650) définissait lui aussi la liberté comme le pouvoir d'agir toujours bien, c'est-à-dire selon la Raison. Mais comme l'être humain est faible et imparfait, Descartes reconnaissait la fragilité de ce pouvoir: on peut être tenté de "succomber" sous le coup d'une passion trop forte et qu'on n'a pas réussi à contrôler. C'est ici que Descartes fait intervenir une autre sorte de liberté, mais de type inférieur: la liberté comme le pouvoir de choisir entre agir bien, et mal agir. Dans ce dernier cas, nous choisissons l'esclavage, c'est-à-dire que nous choisissons d'être déterminés par nos passions.


Conclusion

Pour les rationalistes, être libre, c'est vivre selon la Raison et ses commandements, être libéré des impulsions aveugles, sans quoi nous sommes passifs, poussés à agir, entièrement déterminés. Bien sûr, c'est là un idéal difficile et exigeant, mais vers lequel il faut tendre par un travail incessant sur soi-même. Il s'agit d'arriver à un degré toujours plus haut de liberté, c'est-à-dire à une maîtrise de plus en plus grande de ce qui nous détermine, pour ne plus être contraints d'agir sous la force d'une passion ou d'un fait, caché dans l'inconscient, qui nous enchaîne littéralement et peut aller jusqu'à nous faire perdre la raison.

Cet idéal de sagesse est pratiquement synonyme d'absence totale de contrainte: par la maîtrise et le contrôle de tout ce qui peut nous déterminer, nous pouvons réellement faire ce que nous voulons, mais alors, nous ne voulons pas n'importe quoi: nous voulons faire toujours le bien, que ce soit pour nous-mêmes ou pour les autres, ainsi que le dicte la Raison: nous sommes capables de faire le meilleur et de résister au pire. St-Augustin exprimait cette idée - ce vouloir - en utilisant la formule: "Aime, et fais ce que tu veux." Si, au contraire, sachant ce qui est bien, nous faisons quand même ce qui est mal, c'est que nous sommes entraînés par quelque chose qui est plus fort que notre volonté et notre raison: nous ne le faisons pas librement.

Remarquons, pour finir, que cette conception de la liberté dite morale a connu une permanence assez remarquable dans l'histoire de la pensée occidentale: chez les Grecs (Stoïciens, Platon, Aristote), au 17e, 18e, 19e et 20e siècles, sans compter la pensé chrétienne qui a certainement été influencée par la pensée stoïcienne. Quelle est la signification de cette permanence historique? Signe d'une vérité éternelle, ou d'une erreur tenace? - A vous de juger!


Références:

1) F.J.J. Buytendijk, L'homme et l'animal, NRF Gallimard, coll. Idées no. 87, 1965, 1ère partie, ch VI et VII.
2) Vercors, Les animaux dénaturés, Albin Michel, coll. Le livre de poche no. 210-211, 1952, p. 321-322.
3) Voir le Petit Robert à "instinct" et "instinctif".
4) Erich Fromm, L'art d'aimer, éd. de l'Epi, Paris 1968, p. 38.
5) Spinoza, Ethique, IVe partie, démonstration de la proposition 67.
6) A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 12 éd., Paris 1976, p.562.


Thérèse-Isabelle Saulnier
Cégep de Victoriaville
H-95, légèrement remanié en janv. 09  

1