Que les politiciens se prononcent!
Un appel de Paul Bégin, ancien ministre de la justice



(Le Devoir 29 et 30 janvier 2007 )

Premier de deux textes: Accommodements raisonnables? Non, cafouillages sociétaux!

En janvier 2005, dans une lettre publiée dans le journal Le Devoir et qui portait sur la création de tribunaux islamiques en Ontario, tel que le proposait alors le rapport Boyd, j’écrivais que "depuis quelques années, l’État, les organismes publics, les défenseurs des droits et libertés, les intellectuels et les politiciens ont laissé pratiquement toute la place aux tribunaux pour décider seuls de l’étendue, des limites et même de l’existence de certains de nos droits et de certaines de nos libertés les plus fondamentaux" (La Charia ou les tribunaux islamiques - L'Etat québécois doit se prononcer. Et clairement contre!, Le Devoir,12 janvier 2005). Je soulignais que ce comportement n’était "pas sain, aussi compétents que soient nos tribunaux". Et j’ajoutais qu’"il est absolument essentiel que tous les acteurs, et particulièrement l’État québécois, interviennent et participent activement à ces débats qui ne peuvent faire autrement que de déboucher dans certains cas sur des changements individuels et collectifs profonds dans nos façons d’être, de penser et de vivre, que ces débats s’appellent: le port du kirpan, du turban, de la kippa, du voile et même de la burqa, l’excision et l’infibulation, l’érouv, la souccah, le refus de la transfusion sanguine, le refus, à l’urgence ou même à la salle d’opération, qu’un médecin de sexe masculin examine, soigne ou opère une femme musulmane".
Au moment d’écrire ces lignes, j’étais loin de me douter que les événements justifieraient aussi rapidement et aussi pleinement l’intervention de l’État. J’étais également loin de penser que cette absence d’indications et d’interventions claires de la part de l’État ferait en sorte que plusieurs organismes publics confrontés à des situations nouvelles se sentiraient moralement, si ce n’est juridiquement, obligés de prendre des décisions fondées sur la nécessité alléguée de concevoir et de proposer un ou des accommodements dits raisonnables.
Situations mal gérées
Pour mémoire, rappelons quelques cas qui, d’une façon ou d’une autre, ont fait la manchette dans un passé récent: le port du voile à l’école, la souccah, l’érouv, les écoles rabbiniques, le port du kirpan, le port du turban sikh, au lieu du casque de sécurité, au port de Montréal et les subventions à des écoles réservées exclusivement à des élèves d’obédience juive. De nombreux autres cas sont survenus plus récemment: les fenêtres givrées du YMCA du Parc en raison de la présence de jeunes hassidiques dans la cour de la synagogue voisine; la recommandation écrite du Service de police de la ville de Montréal à ses policières de faire appel à leurs collègues de patrouille de sexe masculin si des juifs hassidiques ne voulaient parler qu’à des policiers masculins; les segments d’horaire de bains publics à la Ville de Montréal, modifiés pour devenir exclusivement féminins à certaines heures, dans le but d’ "accommoder [sic] les baigneuses musulmanes"; ou encore l’interdiction de la présence des maris lors de cours prénatals en raison de la présence de femmes musulmanes, au CLSC de Parc-Extension; et, finalement, les lieux de prières et l’utilisation des salles de bain comme lave-pieds à l’École de technologie supérieure.
Dans les derniers jours, deux nouveaux cas ont fait la manchette: le premier est celui de la dispense donnée à quelques élèves musulmans, pour des motifs religieux, de jouer de la flûte à bec dans un cours de musique. Le second est celui de la ville d’Outremont qui, dans le but de satisfaire les juifs se rendant à la synagogue le jour du sabbat, a décidé de superposer aux panneaux interdisant le stationnement des automobiles dans le voisinage de la synagogue, des panneaux le permettant. Or, dans la grande majorité des cas rapportés par les médias, les actions entreprises par les organismes publics impliqués l’ont été dans le but, bien intentionné, de répondre à des problématiques réelles qui n’avaient cependant rien à voir avec la mise en oeuvre d’une ou de plusieurs dispositions de la Charte des droits et libertés. Elles n’avaient rien à voir non plus avec la règle créée par la Cour suprême du Canada, obligeant les personnes se trouvant dans certaines situations de discrimination à rechercher et à mettre en oeuvre ce que l’on appelle un "accommodement raisonnable"
.De toute évidence, ces actions ont été faites de bonne foi à l’occasion de situations mal comprises ou mal gérées et qui représentaient autant de cas où foisonnaient les risques de dérapages et d’affrontements sous-jacents.
Heureusement, rapidement portées à la connaissance du public, ces actions ont provoqué des réactions importantes qui ont permis d’en limiter les effets. Si cela n’avait pas été le cas, ces actions auraient pu avoir dans l’avenir une portée considérable, tant sur les droits des quelques personnes impliquées que sur ceux de l’ensemble des citoyens. Elles auraient en effet créé ce que les juristes qualifient de "précédents" applicables dès lors, dans l’esprit des gens, en toute autre situation identique ou semblable, même si, en droit, le "précédent" ne peut découler que d’une décision d’un tribunal.
Discrimination selon la loi?
Certains prétendent que chacun des cas d’accommodement décidés par les tribunaux est personnel et individuel et qu’il ne crée pas de droits pour les autres personnes du même groupe, dans le cas du kirpan, par exemple. Mais on sait pourtant que cela devient une ligne de conduite à suivre intégralement à l’égard de toute personne qui s’en réclame, au risque de se retrouver devant un tribunal. La multiplication accélérée de ces faux remèdes est une indication très claire que la situation n’est plus maîtrisée. Cela risque d’augmenter encore plus la confusion dans la population en général et, particulièrement, chez les organismes publics confrontés à ces situations.
Il est navrant de constater que les cafouillages les plus récents ont été commis par les personnes normalement les mieux informées sur ces questions: une juge, en Ontario, qui fait enlever l’arbre de Noël placé dans l’entrée du Palais de justice pour ne pas blesser les non-chrétiens s’y présentant, les chefs de partis du gouvernement et de l’opposition officielle à l’Assemblée nationale qui rivalisent d’astuces pour ne pas souhaiter un "Joyeux Noël" aux citoyens, pour les mêmes raisons. Mais il y a un autre cafouillage, plus grave encore que celui de l’application de l’accommodement raisonnable à des situations ne comptant pourtant aucun aspect discriminatoire. Dans ces autres cas, il y aurait soit violation du droit à la liberté de religion, soit discrimination, selon la charte. La discrimination proviendrait non pas d’une action individuelle mais, plutôt, de la mise en oeuvre de règles ou de lois que la société québécoise s’est données et qu’elle continue à se donner au fil du temps.
Dans tous ces cas, alors que les actions de l’État ou des organismes qui en dépendent se font exclusivement dans l’espace public, elles atteindraient les personnes, individuellement, dans leurs croyances, leurs convictions ou leurs pratiques religieuses. Le dernier exemple bien connu est celui du port du kirpan à l’école. La Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys avait adopté un règlement interne, commun à toutes ses écoles, portant entre autres choses sur la sécurité et qui y interdisait les armes blanches. On connaît la suite. Un étudiant sikh a laisé échapper son kirpan dans la cour de l’école. On lui a défendu de venir à l’école avec son kirpan, même s’il était inséré dans un écrin scellé. L’enfant et ses parents ont porté la cause devant les tribunaux. La Cour suprême du Canada leur a donné raison en décidant qu’au-delà d’être une arme blanche, le kirpan était un symbole religieux auquel l’enfant croyait sincèrement et qu’en lui en interdisant le port à l’école, il y avait atteinte à sa liberté de religion, donc discrimination. L’autorisation du port du kirpan dans un écrin scellé constituait pour la Cour suprême du Canada un accommodement raisonnable n’imposant pas à la Commission scolaire un trop lourd fardeau. Ces énormes cafouillages sociétaux doivent cesser. Une solution doit être trouvée.
Ne reste que l’État
Il convient donc de se demander à qui nous allons confier la responsabilité de cette tâche? Autrement dit, qui peut nous sortir de ce piège considérable dans lequel nous nous enfonçons comme si nous étions dans des sables mouvants et qu’il n’y avait rien à faire d’autre que d’attendre inexorablement la fin?
La réponse va de soi. Nous sommes devant des choix de société. Et les cas cités plus haut nous ont appris que nous ne pouvons pas demander à de simples individus ni même à des organismes souvent dépourvus de moyens adéquats d’assumer une telle responsabilité. D’ailleurs, l’accepteraient-ils que nous serions vite placés devant un énorme cafouillis de contradictions et d’erreurs grossières.
Doit-on s’en remettre aux seuls tribunaux? La réponse semble évidente. C’est le mauvais choix que nous avons fait jusqu’à présent. Nous nous devons d’en sortir, sans pour autant nier le rôle important que les tribunaux peuvent jouer dans certains cas. Reste donc l’État. Lui seul peut et doit se charger d’aborder directement et franchement ces problèmes. Lui seul a la légitimité politique nécessaire pour imposer une solution.


2e texte:  Accommodements raisonnables - Leadership politique recherché

En matière d’accommodements raisonnables, il est clair que l’État ne peut plus laisser aller les choses comme il le fait présentement, insouciant des conséquences qu’elles ont sur la société d’aujourd’hui et, surtout, qu’elles auront sur celle de demain. Il doit prendre la situation en mains et la corriger. L’État doit adopter une législation qui posera la pierre d’assise du futur édifice social: la laïcité de l’espace public. La laïcité, c’est la séparation de la société civile et de la société religieuse. L’espace public, ce sont les locaux de l’administration publique, centrale et décentralisée, les palais de justice, les prisons, les hôpitaux, les CLSC, les municipalités locales, les MRC, les communautés métropolitaines, les garderies, les écoles primaires et secondaires, les cégeps et les universités etc.
Poser le principe de la laïcité de l’espace public, cela veut dire que l’État doit prendre les mesures nécessaires pour que, dans l’espace public, tant ses propres actes que les activités citoyennes soient neutres, c’est-à-dire exemptes de toute connotation religieuse, quelle qu’elle soit. Mais pourquoi faire appel au principe de la laïcité, plutôt qu’à celui de l’accommodement raisonnable, comme pierre d’assise à la solution des problèmes énoncés? Un bref retour historique s’impose.
De plus en plus libres
L’être humain, dans la sphère de sa vie privée, a été historiquement très fortement imprégné de croyances religieuses et a été tout autant influencé par elles. D’ailleurs, pour la très grande partie de l’histoire de l’humanité, les croyances, commandements, enseignements, diktats, souhaits, habitudes, pratiques, menaces, opinions, usages ou coutumes incarnés dans des églises, ont constitué les fondements mêmes de la vie en société pour les hommes. Les personnes en autorité dans ces sociétés et les dirigeants religieux étaient, sinon les mêmes, tout au moins en étroite connivence, et les premiers acceptaient généralement l’autorité des seconds.
L’histoire des derniers siècles, cependant, nous apprend que les hommes ont voulu être de plus en plus libres et être de plus en plus égaux entre eux, le tout accompagné d’une diminution de la présence et de l’influence des religions sur ce qui se passait dans les sociétés. L’apparition et l’édification de l’État, au sens que nous lui connaissons aujourd’hui, représente cette démarche où l’on a retrouvé dans les sociétés de plus en plus de liberté pour tous les hommes, de plus en plus d’égalité entre eux et de moins en moins de présence et d’influence des Églises sur ce qui s’y passait. L’État, au fur et à mesure qu’il s’est construit, a pris ses distances d’avec les religions, reléguant de plus en plus leur présence et leurs actions dans la sphère privée de la vie des individus. Et alors que l’État tendait de plus en plus vers l’égalité entre les hommes et les femmes, les religions continuaient à défendre et même à promouvoir leur inégalité. Finalement, on en est venu à connaître des États où les religions ne jouent plus, directement ou indirectement, de rôle officiel auprès des dirigeants de ces États, ni dans leurs décisions ni dans leurs institutions. La séparation des Églises et de l’État est chose faite. Certains l’ont atteinte plus tôt ou plus complètement que d’autres, mais il est évident que cette séparation est devenue le modèle d’organisation des sociétés modernes.
Règle claire et uniforme
Aujourd’hui, dans une société démocratique et laïque, il va de soi que l’État n’intervient à aucun moment dans les affaires des religions et il ne favorise ou ne défavorise aucune d’entre elles. L’espace public dans lequel l’État et ses institutions agissent est neutre. L’État lui-même est neutre: il n’est pas anti-religion ni pro-religion. En conséquence, dans la mesure où il n’agit pas malicieusement, capricieusement ou dans le but de heurter qui que ce soit, l’État peut légitimement demander et exiger des Églises, de leurs fidèles et adeptes que leurs croyances, commandements, enseignements, diktats, etc., n’apparaissent pas ou ne jouent pas quelque rôle que ce soit dans l’espace public.
Par contre, dans la sphère de la vie privée, les fidèles ou adeptes croiront ce qu’ils veulent et observeront les règles auxquelles leur religion leur demande de se plier.
La laïcité fournit donc une règle claire et uniforme pour tous, connue à l’avance, et dont personne ne peut dire qu’elle vise une catégorie de personnes en particulier, par exemple les immigrants pratiquant telle ou telle religion, puisqu’elle s’applique déjà aussi bien aux catholiques qu’aux protestants depuis près de 50 ans. De plus, la neutralité de l’État et des actions citoyennes dans l’espace public rendrait la vie plus facile à tous en cas de conflit. Pas besoin de se demander si c’est la sécurité qui est en jeu, comme pour le kirpan à l’école ou dans un palais de justice; pas besoin non plus de se demander si le port du voile, du hijab ou de la burka à l’école va à l’encontre de l’égalité des femmes. Ils sont tous des signes d’une expression religieuse qui ne doit pas avoir cours dans l’espace public. On n’a pas non plus à se demander si certains membres de la communauté juive peuvent installer des érouvs dans l’espace public. Ni si quelqu’un peut refuser ou même empêcher pour des raisons religieuses qu’un médecin examine, soigne ou opère une femme, etc.
L’égalité: fondamentale
Les sociétés occidentales ont évolué vers l’égalité des hommes et des femmes, valeur fondamentale, s’il en est, de la société québécoise d’aujourd’hui, valeur peu conciliable avec plusieurs des pratiques ou exigences de certaines religions pour lesquelles on réclame des accommodements. N’est-ce pas à cause de cela que répugne à plus d’un l’idée qu’au nom de la tolérance, on permette la libre expression dans nos écoles ou autres lieux publics de signes ou de préceptes religieux contraires à l’égalité des hommes et des femmes? Par exemple, permettre certains signes ou pratiques, ne serait-ce pas cautionner les valeurs qu’ils véhiculent en ce qui a trait au corps des femmes et à la sexualité? On retrouve dans le débat qui a cours présentement cette problématique de l’inégalité dans plusieurs cas, comme le voile ou le refus de la présence d’hommes à des cours prénatals, la baignade des jeunes filles dans certaines écoles à des heures différentes des garçons ou toutes habillées, le refus d’être soignée par un médecin, etc. Le principe de la laïcité permettra d’éviter ces cafouillages et la confusion qui en résulte. La recherche de l’accommodement raisonnable n’aura plus sa raison d’être, tout au moins en ce domaine.
Où sont les politiciens?
Pour que ce qui précède trouve une application concrète, générale et uniforme, l’État québécois devrait adopter une loi ayant un statut similaire à celui de la loi 101, que l’on qualifie de Charte de la langue française. Elle constituerait une déclaration de principes servant au balisage précis de l’action de tous dans l’espace public, que ce soit du côté des institutions ou du côté des citoyens.
Enfin, ces questions soulèvent un autre problème, celui du leadership politique. En effet, où sont nos politiciens dans ce débat? Que nous proposent-ils? Ont-ils un point de vue? Et si oui, quel est-il? C’est une véritable honte que, dans un débat mettant en cause les valeurs les plus fondamentales de notre société et qui faisait déjà la manchette il y a deux ans, nous n’ayons pas entendu les chefs de nos partis politiques s’exprimer sur la question, à l’exception de Mario Dumont.
Intervenir dans ce débat ne signifie pas dire quelques mots sur un cas particulier, comme de dire que le crucifix que l’on trouve au-dessus du fauteuil du président de l’Assemblée nationale devrait rester là ou être enlevé. Pour messieurs Charest et Boisclair, intervenir dans ce débat ne signifie pas non plus que l’un et l’autre fassent, presque simultanément, une très forte sortie contre Mario Dumont qui, pour se faire du capital politique facile, selon eux, attiserait les vieux démons de l’identité québécoise par ses déclarations. Messieurs Charest et Boisclair, les Québécois sont en droit de savoir ce que vous et vos partis pensez sur le fond de ce débat. Et surtout, ils ont le droit de vous entendre leur faire connaître les orientations et les actions que vous proposez.
Messieurs les chefs de partis, vous vous préparez en vue de la tenue d’une élection dans les prochains mois et vous êtes en train de peaufiner vos arguments sur la plupart des sujets qui, selon vous, préoccupent les Québécois. Or, vous ne pourrez pas faire un tel peaufinage en la matière du présent texte puisque vous n’avez rien énoncé à ce jour sur un sujet qui fait pourtant l’objet de toutes les conversations dans la population et qui risque de connaître d’autres rebondissements. Ne croyez pas que vous serez crédibles si vous attendez la campagne électorale pour enfin dire quelque chose. Il sera trop tard. Et ni surenchère ni le silence ou la négation du problème ne seront permis. Les valeurs d’une société, l’âme d’un peuple, sa façon de vivre et d’être, sa confiance en lui-même ne peuvent être niées ou ignorées impunément par ses leaders pendant aussi longtemps. Et gare aux pirouettes intellectuelles en apparence brillantes mais fondamentalement creuses. Sur un tel sujet, les Québécois n’admireront pas la haute voltige, ils la sanctionneront sévèrement, tout comme leurs auteurs.



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