pour la fin de l'aliénation sous toutes ses formes |
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J'ai enseigné Marx pendant des années, dans le
cadre du cours "Les conceptions de l'être humain", à l'aide de notes et
d'une dissertation tournant autour de la notion de liberté. Ici, je
reproduis la présentation, que je juge relativement claire et
abordable, qu'en a faite un professeur de l'université de Louvain
(Belgique), M. Michel Canivet, qui m'a autorisée à me servir de son
texte.
Vous pouvez trouver la même page, au niveau du contenu, à l'URL
suivante:
http://berenice.ipm.ucl.ac.be/philo/
Cliquez sur "Syllabus", puis sur "La société", puis sur le titre
du chapitre II.
Thérèse-Isabelle Saulnier
ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ SELON K. MARX
par
Michel Canivet
L'économie est l'utilisation (ou la science de l'utilisation) de moyens rares pour des fins multiples. Cette définition classique met l'accent sur l'allocation des ressources en vue de la consommation. Le fait économique principal est cependant la production des moyens d'existence par le travail. Viennent ensuite en ordre logique la distribution et l'échange des biens et, enfin, la consommation.
La vie économique est un phénomène essentiellement social, la production est un processus collectif. La structure de la vie économique détermine la vie sociale dans ses divers secteurs. Elle préexiste à l'action de l'individu qui se trouve par là (en tant qu'homo oeconomicus) considérablement conditionné. De plus, la vie économique donne lieu à une exploitation des hommes entre eux, de sorte que beaucoup sont dominés.
Il peut donc se faire que les processus économiques soient aliénants. Dire qu'un être subit une aliénation, c'est dire que son être propre lui est comme enlevé, qu'il est pour ainsi dire rendu étranger (lat. alienus) à lui-même. Ceci est tout autre chose que le fait de subir un quelconque préjudice. L'emploi du mot suppose une conception au moins implicite de ce qui constitue le propre de l'être humain. Il va de soi que le fait d'avoir des besoins et d'être par conséquent producteur, allocataire, échangeur et consommateur n'est pas une aliénation puisque ce sont là des dimensions inéluctables de l'existence humaine, de même que le fait d'être social et historique. Cependant, les caractères essentiels du sujet, sa transcendance même, peuvent être compromis par certaines situations, lorsque celles-ci l'empêchent, non pas sans doute d'être homme, mais de signifier extérieurement une existence proprement humaine. Notons que la vie économique au sens strict n'est pas la seule source d'aliénation possible et que l'on peut parler d'aliénation politique, culturelle, etc...
La pensée de Marx peut-être prise comme exemple de théorie de l'aliénation économique au sens de domination (points 1 et 2). On verra ensuite (points 3 et 4) que le marxisme soulève aussi le problème de l'aliénation au sens de conditionnement.1. Le travail et l'aliénation
Commençons par
considérer l'extrait suivant qui figure sous le titre Le travail
aliéné dans les Manuscrits de 1844 (Paris, éd. sociales,
1972, p.60-61) :
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"Or, en quoi consiste l'aliénation du travail? D'abord dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est à dire qu'il n'appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s'affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l'aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l'ouvrier n'a le sentiment d'être auprès de lui-même (bei sich) qu'en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n'est donc pas volontaire, mais contraint, c'est du travail forcé. Il n'est donc pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l'homme s'aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparaît dans le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail l'ouvrier ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. (...) On en vient donc à ce résultat que l'homme (l'ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l'habitation, la parure, etc., et que dans ses fonctions d'homme, il ne se sent plus qu'animal. Le bestial devient l'humain et l'humain devient bestial. Manger, boire, procréer, etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales". |
Ce texte est à
mettre en rapport avec l'extrait de L'Idéologie allemande cité plus haut,
chap.II, sec IV, 2, et dans lequel on trouve une conception de l'homme.
Celui-ci ne s'humanise que dans la praxis, c'est à dire dans
la production collective de son existence matérielle: sa pensée, sa
volonté et la culture ne se développent authentiquement qu'au sein
d'une telle pratique. Le travail ainsi entendu n'est pas un simple
moyen de satisfaire des besoins mais un but en lui-même, la réalisation
de l'humain.
2. La production capitaliste
a. Fonctionnement
Dans Le Capital, Marx passe à l'analyse économique afin d'expliquer les mécanismes de l'exploitation, particulièrement dans le système capitaliste. Ce système suppose une économie marchande où les biens s'achètent et se vendent (d'où il convient de distinguer valeur d'usage et valeur d'échange d'une marchandise). Il a en propre que, comme le nom l'indique, l'argent peut y devenir capital. Le capital, précise Marx, c'est l'argent qui "fait des petits". Comment? Ceci n'est possible que par la vente et l'achat sur le marché d'une marchandise particulière: la force du travail. Cette force est payée par un salaire qui couvre en principe sa "valeur d'échange" (on dit aussi sa "valeur marchande") et qui équivaut à l'ensemble de ce qui est nécessaire à la subsistance et à la reproduction du travailleur. Mais, comme le travail est créateur (produit plus que ce qui est nécessaire à la subsistance et à la reproduction du travailleur), la force de travail une fois utilisée rapporte une "plus value" par rapport à son coût. L'exploitation capitaliste consiste en ce que cette différence entre la valeur marchande et la valeur d'usage de la force de travail est soustraite au producteur et vient accroître le capital investi par l'entrepreneur capitaliste.
b. Condition
Mais il ne va pas de soi que la force de travail vienne sur le marché (ce n'est notamment pas le cas dans le mode de production féodal ou dans le système esclavagiste). Nous lisons à ce propos Le Capital :
"Le rapport officiel entre le capitaliste et le salarié est d'un caractère purement mercantile. Si le premier joue le rôle de maître et le dernier le rôle de serviteur, c'est grâce à un contrat par lequel celui-ci s'est non seulement mis au service, et partant sous la dépendance, de celui-là, mais par lequel il a renoncé à tout titre de propriété sur son propre produit. Mais pourquoi le salarié fait-il ce marché? Parce qu'il ne possède rien que sa force personnelle, le travail à l'état de puissance, tandis que toutes les conditions extérieures requises pour donner corps à cette puissance, la matière et les instruments nécessaires à l'exercice utile du travail, le pouvoir de disposer des subsistances indispensables au maintien de la force ouvrière et à sa conversion en mouvement productif, tout cela se trouve de l'autre côté. Au fond du système capitaliste, il y a donc la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production." (trad. J. Roy, Paris, Garnier- Flammarion, 1969, p. 528).
Marx entend par classe sociale un ensemble d'individus qui ont un même rapport à la propriété privée des moyens de production (propriété juridique et/ou possession effective). Au fondement du mode de production capitaliste se trouve l'opposition de deux classes: la bourgeoisie a la pleine propriété des moyens de production (matières premières, outils, machines, fonds de roulement) tandis que les prolétaires ne sont propriétaires que de leur force de travail et doivent nécessairement la vendre pour subsister.
Le communisme est défini a contrario par la propriété collective des moyens de production (société sans classe) et donc par le fait que personne ne doit vendre son travail. Comment y arrive-t-on? Le capitalisme contient, selon Marx, les germes de sa propre destruction. Son développement sous l'effet conjugué de l'augmentation des forces productives (moyens, techniques, science) et de la concurrence est de nature à entraîner la concentration du capital en des mains moins nombreuses et l'accroissement ainsi que la paupérisation du prolétariat. Les conditions seront alors réunies pour une révolution (changement de système) violente (vu l'incompatibilité des intérêts de classe). Cette révolution impliquera une dictature du prolétariat tant que des traces de l'ordre ancien subsisteront, tandis que, dans la deuxième phase du communisme, la propriété collective des moyens de production ne sera plus menacée et les classes disparaîtront.
3. La société comme structure
L'analyse économique du fonctionnement de l'exploitation a conduit Marx à examiner aussi des aspects de la vie sociale qui, comme l'État et la religion, ne sont pas strictement d'ordre économique mais contribuent au maintien d'une organisation économique donnée. La thèse matérialiste (cf. chap. II, sec IV) s'en trouve affinée dans la mesure où sont précisées les modalités selon lesquelles les hommes sont déterminés par la production des biens matériels. Cet affinement et cette précision tiennent, si on en croit l'interprétation structuraliste qu'Althusser a donnée de la pensée marxiste, dans le fait que l'ensemble de la vie sociale est considérée comme un tout complexe obéissant à des lois de structure. Rappelons qu'on entend par structure un système de relations qui régit des éléments d'un ensemble de manière telle que chaque élément ne fonctionne et n'est compréhensible que par ses relations à tous les autres.
Il apparaît que le capitalisme, comme d'ailleurs le système féodal ou le système esclavagiste, n'est pas seulement un mode de production des biens économiques mais est aussi un mode de production de la société entière. Pris en ce sens large, un mode de production est une structure globale comportant trois instances régionales elles-mêmes structurées: les instances économique, juridico-politique et idéologique. Le niveau économique, appelé infrastructure, comporte les forces productives matérielles (en ce compris l'état des techniques et de la science) et les rapports de production (notamment les relations de classe). L'instance juridico-politique (qui, avec l'idéologie, constitue la superstructure) trouve sa spécificité dans la nécessité d'assurer la coordination, la surveillance et la gestion de l'activité sociale. Cette fonction technico-administrative somme toute assez légère est, dans les sociétés marquées par la domination d'une classe sur les autres, surdéterminée par une fonction de domination: les appareils institutionnels existants deviennent alors des instruments par lesquels la classe dominante se soumet les autres classes.
L'État qui, apparemment, n'intervient pas dans l'exploitation capitaliste, permet cependant une extorsion "pacifique" de la plus-value en garantissant, par la contrainte publique, la propriété privée des moyens de production et la "liberté" individuelle de vente et d'achat de la force de travail. L'instance idéologique trouve sa spécificité dans la nécessité (déjà soulignée à propos de la culture) de représentations communes pour qu'une coopération sociale puisse avoir lieu. L'idéologie est à prendre ici dans un sens large et pas nécessairement péjoratif. Cette fonction de socialisation est, dans les sociétés de classes, surdéterminée par une fonction de domination: la classe dominante impose des représentations du monde et de la vie qui, apparemment désintéressées, facilitent l'exploitation en la masquant. L'idéologie prend alors un sens plus strict et péjoratif et se définit comme suit: idées et jugements de valeur plus ou moins socialement répandus qui reflètent et qui servent, sans que cela apparaisse à première vue aux porteurs eux-mêmes, les intérêts matériels de groupes sociaux particuliers.
Les deux instances de la superstructure comportent une spécificité et donc une certaine autonomie par rapport à l'infrastructure. Alors qu'au début Marx les considérait comme de simples reflets, il a dû peu à peu reconnaître leur efficacité propre. Toutefois, cette autonomie demeure relative: la base économique demeure toujours, selon le mot d'Althusser, déterminante en dernière instance. Le poids de chaque instance dans la vie sociale est déterminé par la manière dont les hommes produisent les biens matériels (ainsi par exemple si, dans le système féodal, l'idéologie et la politique pèsent plus que dans le système capitaliste, c'est parce que, au niveau strictement économique, rien n'oblige en fait le serf, qui détient effectivement les moyens du production, à travailler pour son seigneur qui en a la propriété juridique, tandis que, dans le système capitaliste, le prolétaire, qui ne possède d'aucune manière les moyens de production, est économiquement obligé de vendre sa force de travail pour survivre). Le mode de production apparaît donc comme un type global de structure sociale. Dans une société concrète déterminée, plusieurs modes de production peuvent coexister (p. ex. la société française à l'avènement de Napoléon III, que Marx décrit en 1852 dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte) et leurs diverses instances peuvent entretenir des relations très compliquées au sein d'une même "formation sociale".
4. Remarque sur le conditionnement et la liberté
Au terme de cet aperçu schématique de la sociologie marxiste, il semble que le sujet humain, responsable de son projet, disparaît de l'histoire si, comme l'écrivait Marx :
"dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré donné de développement de leurs forces productives matérielles" (avant-propos de la Critique de l'économie politique de 1859).
Cette impression est renforcée par l'interprétation structuraliste où l'individu semble pris dans un réseau de structures dont il n'est que le "porteur". Ainsi la pensée de l'individu, lorsqu'elle est objectivée et analysée au moyen du concept d'idéologie, apparaît comme une simple résultante du système socio-économique.
L'analyse marxiste est une tentative parmi d'autres d'objectiver scientifiquement les phénomènes sociaux. De façon générale, la méthode scientifique implique la mise entre parenthèses de la liberté. De là peut naître l'impression qu'à tous égards l'homme est déterminé.
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Une telle conclusion n'est cependant pas évidente du tout. Il ne faut notamment pas négliger l'acte même de l'économiste-sociologue, qui effectue l'analyse et dégage les structures. Sa démarche n'est pas gratuite, elle vise généralement à orienter l'action, en l'occurrence l'action révolutionnaire (on peut soutenir que le projet humaniste n'a jamais cessé de sous-tendre l'effort théorique de Marx). L'acte même d'analyse effectué par l'économiste-sociologue implique dès lors une transcendance réflexive par rapport à son thème et nous pouvons retrouver ici (au niveau de cet acte même) la possibilité de la liberté humaine essentielle, non objectivable mais inéliminable. E. Weil explique cela dans le passage suivant où il parle de l'analyse objective des comportements et de la liberté (agir en connaissance de cause) qui pourtant est impliquée dans la description même de tout ce qui nous conditionne (et qui pourrait en un premier temps nous faire pencher en faveur du relativisme): |
On remarquera que ce raisonnement ne conduit pas à reconnaître la liberté humaine contre les progrès de la science des déterminations et des structures mais avec et par eux; il ne peut être question de s'en dispenser; que du contraire."Celui qui prétend révéler objectivement le vrai motif des actions humaines ne se contente pas de fournir une description; sa description est faite en vue d'un but: elle doit lui permettre de s'orienter dans le monde, d'agir en connaissance de cause et des causes, mais nullement d'agir - ou plutôt de fonctionner - à la manière décrite: sinon pour agir il n'aurait pas plus besoin de la connaissance des lois que les pierres n'ont été obligées d'attendre Galilée pour tomber correctement."(Philosophie morale, Paris, Vrin, 1969, p. 27).
Complément: Hannah Arendt
ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ SELON H. ARENDT
Certains auteurs parmi les critiques de Marx lui ont reproché non
pas
tellement de s'opposer au capitalisme mais plutôt, paradoxalement, de
partager
avec lui une présupposition tout à fait représentative de la modernité:
l'économisme.
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Le
capitalisme est né au XVIème siècle dans le cadre d'un humanisme
anthropocentrique où s'élevait la prétention de dominer la nature.
Cette prétention s'est développée dans la science, dans la technique et
finalement dans l'économie industrielle. L'économie industrielle a
étendu l'arraisonnement de la nature à l'homme lui-même devenu
ressource comme le reste. Le principe de la gestion économique, devenu
principe de gestion sociale, est celui de la rentabilité maximale,
qu'il s'agisse du profit d'investisseurs privés ou de celui de l'État
comme investisseur collectif. Gestion capitaliste et communiste
participent au fond à un même courant, dont l'origine remonte à
quelques siècles en Europe, et que l'on a qualifié "esprit" du
capitalisme. Celui-ci engendre la croissance de la production et de la
consommation qui deviennent des fins en soi tandis que le travail est
placé au centre de la vie sociale. La culture, au sens le plus large du
mot, tend alors à se réduire à un simple facteur de production ou à un
simple marché à exploiter.
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Hannah Arendt tient Marx pour un grand philosophe du travail, mais aussi pour un des derniers responsables de la longue histoire qui a transformé la cité antique en une "société de travailleurs".
1. L'anthropologie de l'activité
Hannah ARENDT (1906 - 1975) est d'origine allemande et naturalisée américaine. Initialement disciple de Heidegger, elle appartient au courant phénoménologique et existentialiste. Elle est un important penseur politique contemporain. Ayant dû fuir la persécution nazie anti-juive, elle s'est beaucoup attachée à l'étude du totalitarisme (The Origins of Totalitarianism, 1951, 3 vol.; trad. franc. éd. Seuil, coll. Points, 1972 et 1984). Celui-ci apparaissant comme une tentative démesurée de transformer la nature humaine, il importe de lui opposer une réflexion anthropologique. Le totalitarisme a pour terrain favorable une société de masse, où les individus ne discutent plus et où le sens commun politique est sous-développé. Or, une société de travail, affirme l'auteur, est une telle société de masse. On devine déjà comment la réflexion anthropologique, la pensée politique et la philosophie du travail peuvent être liées.
La conscience de la mortalité permet d'interpréter tant notre vie contemplative que notre vie active. D'une part elle implique à tout le moins l'idée de ce qui est éternel et c'est sous cet angle ("sub specie aeternitatis") que la "theoria" accueille la vérité, c'est-à-dire qu'elle contemple par delà l'événement circonstancié par lequel nous contemplons (il est éternellement vrai que deux et deux font quatre et même que, en cet instant, cette porte est fermée). D'autre part, la conscience d'être mortel se traduit chez nous par une répugnance à la fugacité et par une tentative incessante de durer, c'est-à-dire de nous immortaliser sur terre autant que possible. Dans son livre paru en 1958, The Human Condition (trad. franc. Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1961, nouv. éd., poche, Agora, 1988), H. Arendt explique les trois modalités fondamentales de la vie active.2. De l'antiquité à l'époque moderne
La société moderne, technique et industrielle, est devenue une "société de travailleurs". Elle a confondu, selon Arendt, des modes de vie et d'activité que les anciens distinguaient et hiérarchisaient fortement.
Aristote comptait, parmi les modes de vie supérieurs, dignes de l'homme libre, d'une part, la vie contemplative, et d'autre part, la vie active entendue au sens de "bios politikos", la vie consacrée aux affaires politico-publiques. Dans l'activité publique, le "bios" s'élève au dessus de la "zoé" qui n'est que biologique. Les esclaves, qui n'ont le "logos" qu'en puissance, sont par nature liés à l'activité matérielle animale et il convient de les employer à ce qu'ils peuvent: travailler pour assurer la subsistance et permettre à ceux qui ont le "logos" en acte de l'exercer dans la vie publique.
Pour les anciens, note Arendt, l'expression "économie politique" eût été contradictoire. Le travail qui pourvoit aux nécessités naturelles de la vie se situe dans la sphère privée, hors politique: la maisonnée, la famille, les esclaves ("oikia"). La sphère privée est marquée par la servitude des nécessités de la survie. Elle est le lieu du pouvoir, du commandement, etc., toutes relations qui impliquent, d'une manière ou d'une autre, une contrainte pré-politique. Ces relations sont absolument distinctes de la discussion ("logos") et de l'émulation entre citoyens différents mais égaux.
La société contemporaine est, contrairement à la cité antique, entièrement organisée en fonction du travail économique: toute activité y est devenue moyen de "gagner sa vie".
Avec la modernité, l'homme se considère "maître et seigneur" de la nature (cf. "l'arraisonnement" qui, selon Heidegger, définit la technique) mais en réalité, remarque H. Arendt, il ne fait que soumettre l'oeuvre et l'action au dynamisme effréné de la croissance et de la multiplication biologiques. La machine, au lieu d'être, comme l'outil, au service de la main et des fins de l'homo faber, devient envahissante au point que les moyens et les fins se brouillent et que l'on ne sait plus bien si le progrès de la machine sert l'homme ou si c'est l'inverse.
De plus, une société de travailleurs est forcément une société de consommation puisque celle-ci fait, avec l'effort, partie du même cycle biologique: on travaille pour consommer et on consomme pour travailler. Marx espérait que les forces productives multipliées par le machinisme nous libéreraient de la nécessité et nous feraient accéder à des activités plus libres mais, remarque H. Arendt, "cent ans après Marx, nous voyons l'erreur de ce raisonnement : les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus les appétits deviennent exigeants, insatiables" (Cond. h. mod, p. 150).
Aujourd'hui, avec la productivité due au machinisme, nous connaissons dès lors une crise sans précédent dès lors que nous produisons de plus en plus avec de moins en moins de travail."L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société toute entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels, il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme les oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire " (C.h.m., pp. 11-12).
Les dernières
phrases citées éclairent le problème fondamental que pose à une société
économiquement développée l'utilisation du temps libéré par la
productivité (celle-ci se définit par la vitesse de production,
c'est-à-dire le rapport entre quantités produites et temps de travail
nécessaire, et elle s'explique par l'organisation du travail et les
machines). Le temps libéré est rarement mis au service de
l'épanouissement des individus dans l'oeuvre et dans l'action. En
l'absence de répartition du temps de travail nécessaire à la
production, la société se dualise en travailleurs stressés qui ne
voient dans le temps libre qu'un temps de consommation compensatoire et
en chômeurs chez qui le sentiment d'exclusion, l'effacement progressif
des qualifications, la dépendance économique et la comparaison avec les
actifs détruisent le minimum de confiance en soi nécessaire aux
initiatives personnelles. Une répartition plus équitable du temps de
travail enlèverait certes un obstacle considérable à l'utilisation
positive du temps de libéré mais elle n'entraînerait pas
automatiquement celle-ci. L'utilisation positive du temps de
non-travail est en effet largement à redécouvrir car ce temps a été et
continue d'être envahi par l'activité économique telle qu'elle se
manifeste, d'une part, dans les multiples secteurs du business culturel
et, d'autre part, dans la réduction du loisir à la simple consommation
(cf. le cycle en deux temps décrit par H. Arendt).
L'utilisation positive du temps libéré (ou, si l'on veut, l'utilisation d'un temps réellement libéré) implique, au contraire, des activités autonomes qui sont créatrices de sens par elles-mêmes. Outre les activités qui servent, d'une manière ou d'une autre, à gagner sa vie, à la faciliter ou à la reproduire, il y a celles qui visent avant tout à conférer du sens à cet effort. Ces activités autonomes sont culturelles, au sens défini plus hau,t lorsque la notion de culture a été approfondie par rapport au concept purement sociologique. Ces activités diverses (artistiques, sportives, théoriques, amoureuses, religieuses, éducatives, politiques, etc.) ne sont pas simplement récréatives mais servent à indiquer ce pour quoi il vaut la peine de gagner sa vie. Conformément à ce que souligne H. Arendt en parlant de l'action, ces activités sont à la source d'une véritable intégration sociale car elles sont l'expression de chacun dans la pluralité et représentent la manière spécifiquement humaine de vivre en commun.
En revanche, si H. Arendt déplore à juste titre que nous ne sachions pas bien aujourd'hui comment utiliser le temps hors-travail, elle ne se soucie pas du fait que de nombreuses personnes soient sans travail dans un contexte de chômage. Elle ne considère en effet pas le travail comme une valeur humaine spécifique. De plus, dans son éloge de l'Antiquité, elle ne dénonce pas l'esclavage et néglige avec élitisme la question du partage entre tous des possibilités réelles de s'adonner aux activités dites supérieures.
Contrairement à ces dernières positions de H. Arendt, on peut soutenir tout d'abord que le travail est essentiel à l'existence humaine, même s'il n'en constitue pas le tout, puisque la vie humaine est une vie qui "se gagne". La condition humaine est "besogneuse" parce que notre survie dépend de la satisfaction de besoins par une activité. Cette évidente et banale donnée anthropologique se double d'une éthique dans la mesure où l'on admet deux exigences, d'ailleurs liées, que l'on pourrait appeler vérité et justice. La finitude de la condition humaine ne nous plaisant pas, nous cherchons à l'ignorer et nous employons autrui à cette fin: nous jouons à l'être infini comme si la tâche de survivre n'était pas pour nous et nous reportons sur d'autres la charge de nos besoins.
On peut également soutenir que le travail, même s'il n'en est pas le tout, est une condition de l'intégration sociale. Gagner sa vie peut se faire dans une communauté conviviale et/ou dans le contexte du marché. En ce qui concerne le travail non marchand effectué pour soi et pour les siens (travail ménager par exemple), il est constitutif d'une sphère privée et d'une communauté de vie. Or la famille est, comme on dit, la cellule de base de la société. En ce qui concerne le travail rémunéré, il nous socialise de façon plus élargie en nous faisant passer de l'entre-appartenance des personnes à un marché virtuellement universel. Lorsqu'une société est historiquement devenue marchande (la plupart des biens et des services que nous utilisons s'achètent et se vendent sur le marché, national ou international), le chômage, c'est-à-dire la privation de travail rémunéré sur le marché, est une véritable atteinte à la citoyenneté. La citoyenneté fait certes d'abord penser à la vie politique et au droit de vote. Cependant, la citoyenneté sans base économique reste abstraite car pour être citoyen à part entière et participer librement au débat politique, il faut en avoir les moyens, matériels et culturels, lesquels sont compromis si l'on dépend systématiquement de personnes ou d'organismes qui pourvoient à nos besoins et si l'on souffre d'un sentiment de disqualification. On peut conclure en s'accordant avec Hegel lorsqu'il montre, dans la section des Principes de la philosophie du droit (1821) consacrée à la moralité objective, que la participation à l'activité économique, c'est-à-dire au système des besoins de la "société civile", est une médiation nécessaire, un passage obligé, entre le cercle familial et la communauté politique.