Accommodements: le fond du problème?
Myriam Jézéquel, Le Devoir, mardi 16 janvier 2007
Formatrice en accommodements et directrice diversité,
Archétypes-Inter
Face à la colère
publique, il est temps de dépassionner les débats en y
ramenant la raison et les nuances.
Si l’accommodement soulève autant de passions, c’est que le fond
du problème n’est pas précisément l’accommodement
mais l’exercice de la liberté de religion dans l’espace public,
donc collectif. En l’espace de quelques semaines, le terme "accommoder"
s’est vulgarisé jusqu’à signifier, dans l’opinion
publique, "plier" devant des demandes à caractère
religieux. Le ras-le-bol du "tout-accommodement" en est venu à
traduire le "tout-permis" pour les minorités voulant dicter leur
loi à la majorité. Cette vulgarisation du mot
lui-même est génératrice de dérives.
Une notion juridique
Commençons par rappeler qu’à l’origine, la notion a
été élaborée dans le contexte des lois
anti-discriminatoires dans l’emploi. Si un employé s’estime
lésé dans son droit à l’égalité ou
se sent traité de façon discriminatoire, l’employeur est
tenu de procéder à l’examen d’un possible accommodement.
La notion d’accommodement a d’abord concerné les personnes
handicapées et les femmes. Aujourd’hui encore, elle porte en
premier lieu sur le motif du handicap, tel qu’interprété
de façon large et libérale par la Cour suprême.
L’obligation d’accommodement s’applique aussi, à certaines
conditions, à la liberté de religion. Il en est ainsi
parce que la liberté de religion est considérée
comme un droit fondamental consacré par les articles 3 et 10 de
la Charte québécoise et les articles 2 et 15 de la Charte
canadienne. Elle englobe la liberté d’avoir des croyances et de
les professer, et la liberté de ne pas être obligé
d’adhérer à une religion particulière ou d’agir
contre ses croyances.
Sachons que, pour invoquer la liberté de religion et demander un
accommodement, il faut préalablement faire la preuve que la
personne a subi une distinction, une exclusion ou une
préférence qui a eu pour effet de détruire ou de
compromettre son droit, et ce, pour un motif protégé par
la Charte. L’obligation d’accommodement n’existe que s’il y a un effet
discriminatoire lié à des caractéristiques
personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus. Aussi
l’accommodement a-t-il très peu à voir avec le "bon
vouloir" et les "bons sentiments".
Si la solution est pragmatique, l’étude d’une demande
d’accommodement doit commencer par passer l’épreuve du droit.
L’analyse est contextuelle et factuelle.
De la négociation
Soulignons aussi que ce qui rend un accommodement supportable, c’est
qu’il doit être "raisonnable", qu’il n’entraîne pas de
contraintes excessives. La démarche menant à un
accommodement relève de la négociation. La solution
émerge le plus souvent de compromis. Il en est ainsi car il y a
un partage des responsabilités à respecter entre
l’employé et l’employeur, entre le client et l’institution.
Le succès de la mesure d’accommodement dépend de la
satisfaction mutuelle des parties et du respect de leur
coresponsabilité. Bien menée, avec une bonne dose de
discernement, la recherche de mesures d’accommodement peut même
susciter la compréhension réciproque et faire progresser
le sentiment d’appartenance à l’institution.
La négociation est-elle devenue à ce point difficile avec
certains individus qu’il est plus facile de céder sans rien
négocier? Aux prises avec quelques revendications
"déraisonnables" de membres de minorités religieuses, une
majorité (composée elle-même de nombreuses
minorités) s’affole et réclame des balises claires
applicables à tous. Elle insiste sur la mise en valeur d’une
culture publique commune.
Le temps est venu d’apaiser les esprits en commençant par
reconnaître et accepter le besoin exprimé, à
travers les médias, d’un débat public sur les valeurs qui
doivent baliser les limites aux adaptations pour motif religieux.
On oublie que la liberté de religion est une liberté
fondamentale garantie par la Charte canadienne qui impose une
obligation de neutralité religieuse à l’État,
obligation qui garantit la tolérance et l’égalité
des religions. La neutralité de l’espace public ne signifie pas
que des personnes doivent renoncer à la visibilité de
leurs convictions religieuses. Alors, est-ce que les manifestations de
la diversité religieuse prennent trop de place ? Pour
répondre à cette question, l’approche doit être
multidimensionnelle : sociale, religieuse, historique, politique,
juridique...
Le risque de l’expansion
Sur le plan juridique, on aurait raison de s’interroger sur l’extension
de la notion de liberté de religion. Dans l’arrêt Amselem,
la Cour suprême précise que "cette liberté [de
religion] vise aussi des conceptions — tant objectives que personnelles
— des croyances, "obligations", préceptes, "commandements",
coutumes ou rituels d’ordre religieux". C’est là, à mon
avis, que la définition de la liberté de religion risque
de prendre une trop grande expansion. Si la seule limite à la
liberté de religion est la sincérité de celui qui
croît selon une interprétation "personnelle" de sa
religion, le risque existe que les revendications personnelles
augmentent. C’est aussi la raison pour laquelle le débat social
doit rassembler toutes les voix qui pourraient influer sur
l’évolution de la notion, y compris la voix du droit. Le
débat social ne gagne pas à être amputé de
la voix du droit, qui n’a pas fini de se prononcer sur
l’évolution et l’expansion de cette notion.