(Avec l'autorisation de l'auteure)

MÉMOIRE DE DIANE GUILBAULT


Quelle place et quelle protection pour les obligations dites religieuses dans un espace public qui se veut laïc?
Mémoire présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles

Introduction

Comme la plupart des sociétés démocratiques, le Québec fait face à un nombre croissant de demandes d’ordre religieux qui viennent modifier, pour certaines personnes, les règles  de l’espace public. Le gouvernement du Québec a créé la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles à la suite de l’hypermédiatisation1 d’arrangements/accommodements/dérogations/compromis qui ont heurté bien des gens. Les réactions négatives d’une grande partie de la population, pas toutes mesurées il est vrai, sont le résultat de plusieurs décisions concernant des "accommodements" contraires aux valeurs des Québécoises et des Québécois. Le malaise vient aussi du fait qu’on ne peut exclure non plus que ces demandes qui proviennent sans doute de personnes sincères puissent aussi être influencées par un discours ou des organisations dont les objectifs sont politico-religieux.

* Dé/stigmatiser un questionnement légitime

Le discours des élites était – est toujours - qu’il faut être favorable à ces demandes pour cause de diversité à respecter mais ces mêmes élites n’ont jamais expliqué pourquoi tout de cette diversité devait être à tout prix protégé. La clameur de l’hiver dernier est née des silences forcés par la rectitude politique. Or, en démocratie, il est légitime de se poser des questions sur nos façons de faire, sur nos choix quitte à les renforcer, les expliquer ou les modifier. La mise sur pied d’une telle commission pour mettre fin à ces non-dits était nécessaire; espérons maintenant que la vraie question ne sera pas noyée dans l’ensemble de questions que vous avez choisi de soulever. On affirme dans le document de consultation qu’il faut saisir le problème à la source. Or, selon moi, l’orientation générale des travaux de la Commission sur les thèmes de l’immigration et de l’identité québécoise me semble alimenter la confusion actuelle. Le document de consultation le mentionne, les questions qui se posent à nous se posent à l’ensemble des sociétés démocratiques actuellement. Et ce questionnement a comme trame de fond la montée du fondamentalisme religieux un peu partout dans le monde. Plus concrètement, la vraie question qui doit être examinée, selon moi, est la place et la protection qui doivent être accordées à des obligations dites religieuses dans un espace public qui se veut laïc. (Je préfère cette formulation plutôt que de parler de la "place de la religion dans l’espace public".) En effet, quelles sont les situations qui ont fait réagir la population? En voici quelques-unes:
Tous ces accommodements ont été accordés sur la base de la religion. Jamais ces revendications n’ont été faites au nom du lieu de naissance. Ce n’est pas parce qu’une personne était née en Algérie, en Chine, en Bolivie ou en Russie qu’elle demandait des dérogations particulières. Non, les demandeurs de dérogations litigieuses le font en invoquant des obligations religieuses. Le point commun des demandeurs de dérogations est leur lecture de leur religion, non pas leur statut d’immigrant car on l’a vu, ces demandes sont aussi formulées par des natifs. Comment en est-on venu à faire dévier le débat sur l’immigration et les différences culturelles? Il y a plusieurs raisons mais je pense que c’est surtout parce que plusieurs des demandes d’accommodement provenaient de gens appartenant à des religions non chrétiennes donc à première vue, de personnes immigrantes. Et on – l’élite – a omis de regarder les demandes qui étaient formulées par des natifs et des fondamentalistes chrétiens auxquels ne peut s’appliquer le prétexte de l’intégration. Cette erreur d’aiguillage de la réflexion favorise l’inquiétude et la méfiance tant chez les natifs que chez les nouveaux arrivants qui lisent ou entendent constamment dans les médias les analyses inspirées par la rectitude politique sur la xénophobie des Québécois natifs. En décidant d’élargir ainsi la consultation aux questions d’immigration, on accentue la confusion déjà trop grande qui existe entre demandes d’accommodements et immigrants et surtout, on fait porter à ces derniers la responsabilité des demandes questionnables. Or la vaste majorité des immigrants ne demandent pas de dérogations. Certains d’ailleurs ont fui des régimes théocratiques où les règles  religieuses ont force de loi. Ils doivent trouver aujourd’hui la pilule bien amère. Mais par solidarité, se sentant à leur corps défendant impliqués dans un débat sur l’immigration, certains vont prendre fait et cause pour des gens dont ils réprouvent le fondamentalisme mais qui sont des immigrants comme eux.

* Une inquiétude qui ne concerne pas que les natifs québécois francophones

Enfin, j’ai été assez choquée de lire plusieurs affirmations laissant entendre que ce sont surtout les Canadiens français d’origine qui s’inquiètent des accommodements religieux. Et de laisser planer des soupçons de xénophobie chez quiconque exprime des doutes face aux demandes des intégristes religieux. L’inquiétude au sujet du retour du religieux dans l’espace public est partagée partout dans le monde: aux États-Unis où la moral majority fait peur, en France, où pourtant la laïcité est clairement affirmée, en Turquie, autre pays laïc mais dont une grande majorité des habitants se disent musulmans, en Angleterre et aux Pays-Bas, où après des années de "tolérance", on envisage un sérieux coup de barre. Et au Québec même, de nombreuses personnes nées ailleurs s’interrogent devant cette passivité face au retour du religieux politique. Je souhaite vivement que cette commission contribue à mettre fin aux anathèmes qui ont été jetés à toutes celles et ceux qui questionnent démocratiquement les accommodements pour "obligations religieuses" et aux sentiments réciproques de méfiance entre natifs et nouveaux  arrivants.

1 - La démocratie est indissociable de la laïcité

Nous vivons en démocratie. Démocratie sans doute imparfaite, mais démocratie tout de même. A preuve cette assemblée délibérative où toutes les opinions peuvent être entendues. Mais qu’est-ce que la démocratie? La démocratie se caractérise notamment par la possibilité pour les citoyens et les citoyennes de choisir leurs élu-e-s, d’où le droit de vote. Mais la démocratie, c’est également, et de façon tout aussi importante, la possibilité de choisir les règles  qui gouvernent le vivre-ensemble et qui peuvent en tout temps être remises en question par un processus démocratique. Les règles  démocratiques ne sont pas d’origine divine, comme le seraient les règles  prescrites par les religions. Ces règles  sont d’origine citoyenne, d’origine humaine. En ce sens, la démocratie est INDISSOCIABLE de la laïcité.

1.1 La laïcité

"La laïcité désigne le principe de séparation du pouvoir politique et administratif de l'État du pouvoir religieux. Le mot "laïc" désigne les personnes ou les institutions qui respectent ce principe"2. C’est la définition la plus courante. Mais l’expérience nous démontre que cette définition est insuffisante, puisque comprise de différentes façons. Le document de consultation nous demande si nous sommes en faveur d’une laïcité souple ou radicale. Il me semble qu’il y a dans ces mots un jugement de valeur implicite nuisible au débat. Voilà pourquoi je propose une définition plus pragmatique: La laïcité, c’est l’application exclusive de règles  séculières3  dans la gestion du vivre-ensemble. Cela est particulièrement nécessaire pour ce qui relève du domaine public géré par l’État, mais vaut pour l’ensemble des activités collectives non religieuses. Cela veut dire que les règles qui gouvernent nos vies citoyennes sont des règles écrites par des citoyennes et des citoyens, qui ont la possibilité de les faire modifier si besoin est. C’est le contraire des règles dites religieuses qui auraient été édictées par un dieu, qui ne peuvent être remises en question mais qui par contre, peuvent être interprétées de mille et une façons. En démocratie, celui ou celle qui édicte des règles doit être en mesure de les justifier, que ce soit le législateur, ou toute instance décisionnelle qui intervient pour favoriser la cohésion d’un groupe: dans le sport, à l’école, dans les municipalités, etc. Dans le cas des règles édictées par un dieu, aucune discussion d’égal à égal ne peut avoir lieu. C’est donc dans l’essence même de la démocratie de reposer sur des règles civiles et non sur des règles religieuses.

1.2 Le Québec est une société laïque avec une histoire surtout chrétienne

Le Québec n’a pas l’équivalent de la Charte de la langue française en matière de laïcité. Mais plusieurs événements témoignent du choix fait par le Québec en faveur de la laïcité et, en particulier, l’amendement constitutionnel demandé et obtenu par le gouvernement du Québec en 1997 afin de déconfessionnaliser les commissions scolaires. Pensons-y bien: parce que la majorité estimait que le bien public l’exigeait, l’État a choisi de mettre fin à des droits conférés aux catholiques et aux protestants par la Constitution. En effet, pour une société devenue pluraliste (formée de non-croyant-es et de croyant-es appartenant à diverses confessions), au nom du respect de la liberté de conscience de chacun, pour faciliter l’intégration de tous les enfants dans les mêmes écoles, il est apparu nécessaire de franchir cette étape même si cela heurtait bien des sensibilités chez les catholiques et les protestants dont plusieurs tenaient au système confessionnel. Quand on sait au Canada ce qu’implique un changement constitutionnel, on ne peut ignorer, dans le débat actuel sur les accommodements, la portée symbolique de la décision du Québec de demander l’abrogation de l’article 93 de la Constitution canadienne. La sécularisation du Québec s’est faite progressivement et la finalisation de cette opération gigantesque dans le système scolaire se concrétise cette année et l’an prochain. Compte tenu des efforts qui ont été mis pendant près de 30 ans pour réussir à séculariser nos institutions, c’est un peu vexant de voir aujourd’hui des gens se saisir du fait que le processus n’est pas terminé pour nier aux institutions québécoises leur statut laïc et pour tenter de justifier un retour en arrière. Certains objectent que les jours de congés chômés sont religieux. Ces gens sont dans l’erreur: ces congés ont peut-être une origine religieuse, mais ils sont depuis longtemps civils et ils sont accessibles à tous et à toutes, quelle que soit leur religion4. Bien sûr, ils sont issus de notre histoire chrétienne - et nous n’avons pas à en avoir honte, tous les pays ont une histoire teintée par les religions locales -, mais ils ne sont plus religieux. Qu’il y ait une croix sur le mont Royal n’est pas non plus une preuve que le Québec n’est pas laïc: personne n’est obligé de s’agenouiller en passant devant. Cette croix, tout comme les églises et les calvaires le long des routes, appartient au patrimoine, à l’histoire. La France, pays laïc s’il en est, n’a pas démoli ses cathédrales! Pour prouver notre laïcité, faudrait-il faire comme les Talibans qui ont détruit les magnifiques bouddhas géants sous prétexte que la statuaire bouddhique était anti-islamique? On attend quand même mieux d’un pays dont la devise est "Je me souviens"...

1.3 Les institutions publiques d’un État laïc– et leurs représentants - ont une obligation de neutralité

Le gouvernement précise dans plusieurs de ses documents d’information que l’État est laïc. Pour être vraiment laïc, un Etat doit fonctionner sur des bases démocratiques et jamais sur des bases religieuses. L’État laïc n’a pas non plus à savoir à quelle confession religieuse un citoyen appartient. C’est pourquoi au Québec, désormais, aucun document officiel délivré par l’État ne mentionne la religion d’une personne ou son absence de religion. En contrepartie, il ne peut non plus être tenu de rendre des services à une personne en tenant compte de son appartenance religieuse.

L’État s’incarne par ses différentes institutions: ministères et organismes gouvernementaux, établissements scolaires, de services sociaux et de santé, équipements municipaux, services publics de transport en commun, etc. Si l’État est laïc, ses institutions doivent être laïques. Et en tant que représentant-e-s d’une institution laïque, les employé-e-s de tous les services publics devraient avoir une obligation de taire leur appartenance religieuse. Ce devoir de réserve s’applique autant à la liberté religieuse qu’à la liberté d’expression ou la liberté d’opinion. Cette exigence ne s’applique pas de la même façon aux usagers de ces services publics puisqu’ils ne représentent qu’eux-mêmes. Une femme musulmane voilée qui voit son médecin au CLSC, un contribuable sikh avec son turban qui vient payer ses impôts au ministère, une religieuse catholique avec sa cornette qui utilise le métro, voilà qui ne pose aucun problème puisqu’il s’agit de leur vie privée. Cependant, tous et toutes ont l’obligation de respecter les règlements internes des établissements, qu’ils portent sur l’utilisation des locaux ou sur l’existence d’un code vestimentaire. Parce que le débat sur la laïcité n’a jamais vraiment eu lieu au Québec, chacun a plus ou moins sa propre définition de ce qu’est une institution laïque. Pour moi, les institutions laïques ne sont pas des institutions non confessionnelles – où aucune confession domine mais où des règles religieuses ne sont pas nécessairement exclues; ce ne sont pas non plus des institutions multiconfessionnelles, à l’anglo-saxonne, où toutes les religions doivent être représentées et par lesquelles on prétend régler le problème d’équité entre les religions. La seule façon pour un État démocratique de gérer harmonieusement le vivre-ensemble passe par l’adoption de règles communes, non religieuses, via un processus démocratique, que ce soit pour la gestion des établissements scolaires, des services de santé et services sociaux et pour l’ensemble des services publics. Ce qui réunit les membres d’une société démocratique, c’est leur statut de citoyens et c’est exclusivement sous cet angle que l’État doit transiger avec eux. La démocratie et la laïcité sont des choix mûris et obtenus après bien des luttes et non pas par hasard ou faute de mieux. Faut-il enchâsser cette laïcité dans un document ou dans nos chartes? Je ne suis pas juriste, mais je crois maintenant qu’une proclamation officielle quelconque sera nécessaire pour officialiser notre laïcité.

2. Les droits des femmes mis en péril par la protection des règles  religieuses

La démocratie moderne ne peut plus ignorer que l’égalité entre les hommes et les femmes est fondamentale. Cette modernisation de la démocratie est loin d’être achevée mais l’ensemble des états démocratiques se sont engagés à améliorer le statut des femmes pour leur faire atteindre cette égalité. C’est de l’histoire récente, mais il n’est pas inutile de la rappeler. Comme partout dans le monde, les femmes du Québec ont longtemps été considérées comme inférieures, comme des mineures, qui devaient obéir, pour leur bien évidemment, à un homme: leur père, leur mari, le curé. L’émancipation des femmes au Québec est une véritable révolution, spectaculairement rapide à l’échelle de l’histoire, mais bien lente pour celles qui se sont battues et qui se battent encore pour revendiquer leurs droits. Beaucoup pensent que l’égalité est atteinte. Mais ce n’est pas le cas:  malgré des succès indéniables, les acquis des femmes sont très fragiles car ils sont constamment remis en question. La reconnaissance de l’existence même de la discrimination à l’endroit des femmes est récente. Récente ici, récente ailleurs, et encore niée dans bien des régions du monde où l’infériorité des femmes est maintenue soit sur la base de la religion, soit au nom de la culture et des traditions. Dans les religions traditionnelles, nées il y a des centaines et même des milliers d’années, les femmes sont des êtres considérés inférieurs aux hommes. Si la démocratie est l’acceptation que les femmes sont les égales des hommes, il faut être conséquent et refuser dans l’espace commun, toutes les règles qui infériorisent les femmes. En démocratie, le principe d’égalité entre les femmes et les hommes ne devrait pas faire l’objet d’exception au nom de règles religieuses. Il faut reconnaître que plusieurs valeurs dans les religions sont contradictoires avec l’égalité des femmes et des hommes. Dans tous les cas où il y a confrontation entre des règles religieuses et des règles civiles qui mettent en cause ce principe d’égalité et auxquelles certaines et certains demandent des dérogations, seules les règles laïques démocratiques devraient s’appliquer et ne devraient faire l’objet d’aucun marchandage, d’aucune négociation, d’aucun accommodement. Malheureusement, actuellement, quand il y a conflit entre valeurs traditionnelles et droits des femmes, beaucoup de personnes en autorité n’hésitent pas à faire prévaloir la tradition sur les droits des femmes, ou nient ceux-ci sous prétexte de protection des minorités. C’est vrai qu’il y a encore une minorité de personnes qui refusent l’égalité des femmes. Mais leur point de vue minoritaire ne les autorise pas à obtenir des protections de minorité. Et la religion ne devrait pas servir de paravent à ce refus de nos valeurs démocratiques.

2.1 Sexisme et racisme: l’un est-il plus acceptable que l’autre?

Ces événements des derniers mois ont mis en lumière à quel point les autorités des institutions publiques avaient beaucoup de respect pour des règles sexistes basées sur la religion et bien peu de respect pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Et encore, ce sont les événements dont on a eu connaissance. Peut-être que le survol que la Commission effectue permettra d’y voir plus clair, mais les dérapages sexistes ont été très nombreux et le seront encore si on ne met pas fin au fait que les droits des femmes sont considérés moins importants que des règles dites religieuses. Peut-on un seul instant penser que la réponse de la SAAQ aurait été la même s’il s’était agi d’une demande d’un client qui refuserait de passer ses examens avec un examinateur appartenant à une minorité visible? Si le racisme est interdit, avec raison, par les Chartes, le sexisme l’est tout autant. Comment expliquer alors ce deux poids, deux mesures sinon par le fait que les droits des femmes sont vus comme moins importants, moins fondamentaux et qu’il est possible de faire des compromis dans cette matière?

2.2 Les reculs des droits des femmes devraient interpeller tous les progressistes

Le Québec se targue ici et sur la scène internationale que l’égalité entre les femmes et les hommes est une valeur fondamentale du Québec. Le gouvernement du Québec l’a inscrit dans sa politique interculturelle et l’affiche sur le site internet du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles5. J’ai donc été étonnée de constater le peu d’importance qu’avait cette question du droit des femmes dans l’analyse des dérogations demandées, de même que dans les diverses entrevues sur le sujet. C’est pourtant le recul le plus appréhendé et déjà avéré. Éventuellement, on peut penser que les droits des personnes homosexuelles seront aussi menacés puisqu’ils vont à l’encontre des principes de la plupart des religions. Mais dans l’immédiat, force est de constater que ce sont les femmes qui font face à ces reculs. Pourquoi s’en inquiète-t-on si peu? Nombreux sont les gens qui, se voulant progressistes, relativisent la question du droit des femmes au nom du respect des cultures, du respect de la liberté religieuse et sans doute aussi au nom de la lutte contre l’impérialisme occidental. Il est vrai que l’Occident n’a pas à se vanter de toutes ses valeurs, mais il me semble que la démocratie et l’égalité entre les femmes et les hommes sont des acquis dont nous ne devrions pas avoir honte!

2.3 Et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes?

Enfin, et peut-être surtout, toutes ces décisions discriminatoires qui sont prises régulièrement contre les droits des femmes vont à l’encontre de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cédef). Cette convention de l’ONU a été signée par beaucoup de pays dont le Canada et endossée OFFICIELLEMENT par le Québec en 1981. Tout le monde semble l’avoir oubliée. Il y est notamment écrit: "que les États parties s’engagent à prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes;" (article 2, paragraphe f). Est-ce que soudainement, devant des demandes d’ordre religieux, cet engagement n’aurait plus aucun sens? On constate que des gouvernements qui se sont engagés à lutter contre des comportements discriminatoires à l’égard des femmes non seulement ne réagissent pas mais accueillent favorablement des pratiques discriminatoires venues d’ailleurs. Pensons à l’acceptation du nikab, de la burka ou à la polygamie, celle-ci pourtant illégale. Les citoyennes québécoises devront-elles porter plainte à l’ONU pour non-respect de la Cédef pour que cesse cette complaisance? Pour moi, il est clair que les droits des femmes sont actuellement mis en péril par la place croissante que prennent les règles religieuses dans l’espace commun, dans la cité, et que ce faisant, on va à l’encontre de nos engagements juridiques et de nos chartes.

3- Le concept d’accommodement raisonnable appliqué aux obligations religieuses: une extension à revoir

3.1 Interprétation de la liberté religieuse par la Cour suprême

Le concept de liberté religieuse a pris avec le temps et la jurisprudence une dimension que ne pouvait même pas imaginer le législateur lors de l’adoption de la Charte québécoise, en 1975, et même de la Charte canadienne. C’était avant la montée spectaculaire des intégrismes religieux. Jusque dans les années 1980, l’Occident était engagé dans un mouvement généralisé de sécularisation et nul ne pouvait imaginer que les guerres de religion reprendraient de plus belle. J’avoue mon étonnement devant la conception qu’a la Cour suprême de la liberté de religion:

46. Pour résumer, la jurisprudence de notre Cour et les principes de base de la liberté de religion étayent la thèse selon laquelle la liberté de religion s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux.
47. Toutefois, cette liberté vise aussi des conceptions - tant objectives que personnelles - des croyances, «obligations», préceptes, «commandements», coutumes ou rituels d’ordre religieux. En conséquence, la protection de la Charte québécoise (et de la Charte canadienne) devrait s’appliquer tant aux expressions obligatoires de la foi qu’aux anifestations volontaires de celle-ci. C’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle. 6

Bref, la Cour suprême nous dit qu’une obligation religieuse ça peut être n’importe quoi, et elle explique un peu plus loin qu’elle n’est pas là pour en juger. Cette interprétation très large donne automatiquement un avantage au demandeur d’accommodement pour obligation dite religieuse puisqu’il n’a rien à prouver sinon sa sincérité.... Mais comment se fait-il qu’en démocratie, une demande individuelle basée sur des obligations soi-disant divines, et donc non vérifiables, ait plus de poids qu’un choix de société – la laïcité - qui a nécessité des années et des années de discussions et des amendements législatifs voire constitutionnels? Comment, sous prétexte de liberté religieuse, en est-on venu à obliger une société laïque à protéger dans l’espace public, et non seulement dans le privé, des coutumes et des obligations qui, parce qu’elles sont dites religieuses, acquièrent automatiquement un caractère sacré, donc irréfutable? Dans la foulée des nombreux jugements, parfois fortement médiatisés, favorables à des demandes d’accommodements pour «obligations religieuses», beaucoup d’institutions publiques croient faire preuve de respect des chartes et d’ouverture d’esprit en acceptant des demandes qui remettent en cause la laïcité et le principe d’égalité entre les hommes et les femmes. Il est important de se rappeler l’intention du législateur lors de la rédaction de la Charte québécoise – et c’est vrai aussi pour la Charte canadienne. Était-ce de redonner plus de place aux exigences religieuses? Certainement pas, surtout que les chartes ont été écrites au moment même où nous étions à peine sortis d’une période dénoncée comme étant celle de la Grande noirceur. Les chartes étaient un moyen civil, non religieux, de se donner des règles d’éthique dans un régime de droit (6).

Par ailleurs, je doute que le législateur d’origine7 se réjouirait de voir comment les intentions de départ - éliminer toutes les discriminations - sont aujourd’hui trahies par une interprétation très questionnable de la protection de la liberté religieuse. En effet, petit à petit, grâce à la Charte, voilà que l’appartenance à certaines religions devient la condition de l'obtention de privilèges et/ou une permission de diviser les gens selon leur confession religieuse. Voici comment on peut également voir le résultat de certains des accommodements accordés pour des obligations dites religieuses:

3.2 Les obligations dites religieuses: non vérifiables et non raisonnables

Les articles 3 et 10 de la Charte québécoise sont les deux bases principales de la notion d’accommodement raisonnable laquelle, faut-il le rappeler, ne figure dans aucune loi. Deux points m’apparaissent majeurs: la Charte parle de droits et de libertés. C’est donc que les deux mots ne sont pas synonymes et on peut penser que le législateur a délibérément choisi de faire une nuance. L’article 3 parle de liberté de religion, comme de liberté de conscience ou de liberté d’expression mais il ne parle par de droit à la religion. En outre, l’article 10 affirme que non seulement la Charte protège une personne ayant un handicap, mais précise que cette protection s’étend à l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap (7). L’accommodement raisonnable comme outil complémentaire de la charte est sans nul doute né de cette précision. Ainsi, par exemple, non seulement on ne peut refuser l’accès d’un lieu public à une personne aveugle mais on est tenu aussi de faciliter l’accès de son chien guide. Idem pour une personne ayant besoin d’un accessoire pour se déplacer. Il est logique de penser que le législateur aurait inclus dans son article 10 les obligations dites religieuses s’il avait voulu leur accorder la même protection qu’aux moyens de pallier les handicaps. La Cour suprême le dit elle-même, les tribunaux ne sont pas en mesure de juger du véritable caractère religieux d’une obligation. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle dit qu’il faut tout accepter.

Malgré tout le respect que je dois à la Cour suprême, je suis en total désaccord avec cette interprétation.8 C’est justement parce que les tribunaux n’ont rien à faire avec l’interprétation des religions que les obligations religieuses devraient être exclues du domaine juridique. Les tribunaux sont là pour interpréter des règles civiles dont l’origine et la véracité sont connues et vérifiables. Cela est impossible avec les règles religieuses.  Par ailleurs, l’accommodement raisonnable repose sur l’échange entre un demandeur et une personne en autorité. Dans le cas d’une personne avec un handicap ou d‘une femme enceinte, il est facile de vérifier la situation et le besoin du demandeur et de discuter des meilleurs moyens à mettre en oeuvre pour faciliter la participation pleine et entière d’un citoyen, d’une citoyenne qui a des limites fonctionnelles. L’anecdote suivante a été racontée sur les ondes de Radio-Canada (Macadam Tribu) en 2006. Dans un pénitencier fédéral, des prisonniers ont réclamé un menu particulier pour respecter les règles de l’Islam. Du coup, ils ont échappé à la tambouille habituelle du pénitencier. Peu après, les autorités se sont retrouvées avec de nombreux convertis à l’Islam qui eux aussi ont demandé d’avoir droit au menu spécial. Comment réagir à ces conversions? Les autorités peuvent-elles vraiment juger de la sincérité d’un converti? Dans le cas d’une obligation religieuse, l’expérience nous a enseigné que les interprétations sont nombreuses et que même chez les adeptes d’une même confession, ce qui est une obligation pour l’un ne l’est pas pour l’autre. On ne peut pas non plus remonter à la source de l’obligation pour vérifier si telle était l’intention du dieu invoqué. L’objectif de l’accommodement raisonnable, nous rappelle-t-on souvent, c’est de faciliter l’intégration d’une personne qui, sans cet accommodement, ne pourrait pas participer pleinement à la société. Dans le cas du handicap, l’accommodement vise effectivement à estomper les différences d’une personne, liées à un état non choisi – le handicap - pour lui permettre de s’intégrer. Dans le cas des revendications pour cause d’obligations dites religieuses, c’est tout le contraire: le requérant exprime le désir de privilégier une différence qu’il choisit pour se soustraire aux règles communes. On devrait dans ces cas parler de dérogations. Pour toutes ces raisons, l’outil juridique qu’est l’accommodement raisonnable ne devrait pas s’appliquer aux obligations dites religieuses et devrait être réservé aux situations de handicap momentané ou permanent, de contraintes réelles et vérifiables. La protection actuelle accordée aux obligations dites religieuses amène d’ailleurs de nombreux gestionnaires à acquiescer à toutes sortes de demandes pour ne pas avoir à se retrouver devant les tribunaux.

C’est sans doute ce qui explique que peu de demandes se rendent jusqu’à la CDPDJ ou devant les tribunaux. Pensons également au gouvernement de la Colombie-Britannique qui hésite à porter des accusations contre des polygames reconnus parce qu’il craint que la Cour suprême donne droit de cité à la polygamie pour cause de liberté religieuse… Cela veut-il dire qu’il n’y jamais possibilité de discussions? Pas du tout mais il faut le faire différemment. Les demandeurs d’accommodements au nom de la religion plaident souvent que leurs valeurs ne sont pas respectées par les lois et règles de vie québécoises ou occidentales en général. Pour qu’on puisse progresser dans notre compréhension mutuelle, il est nécessaire de savoir quelles valeurs représente une obligation religieuse pour laquelle on demande une dérogation: certaines apparaîtront intéressantes, voire enrichissantes, mais d’autres seront certainement plus discutables et on peut penser ici précisément à tout ce qui touche le statut des femmes. Mais pour que ces discussions soient faites de façon démocratique et équitable, il faut que l’obligation d’accommoder soit restreinte et que les obligations religieuses soient vues pour ce qu’elles sont dans l’espace public: une préférence9 d’un individu qui doit assumer ses choix. Cette préférence n’a pas à être protégée de façon plus importante que d’autres choix. Prenons l’exemple des responsabilités familiales. Peut-on imaginer, en effet, des centaines de parents qui s’adresseraient au tribunal, au nom de leur statut ou de leur condition sociale, pour obtenir de leur employeur des accommodements quant à leurs heures de travail pour cause de responsabilités parentales? On sait que c’est impossible. Alors, pourquoi les obligations dites religieuses devraient-elles avoir davantage la protection de la Cour? Les gens qui choisissent de se donner des contraintes au nom de leur religion devraient être sur le même pied que les gens qui font d’autres choix qui ne sont pas d’ordre religieux mais qui sont tout aussi importants pour eux.  Pour en venir à une conception plus restreinte de la liberté religieuse et de l’obligation d’accommodement, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de modifier nos chartes. Mais peut-être devra-t-on penser dans un avenir très proche à effacer de la constitution canadienne la référence à la suprématie de Dieu.

Conclusion

En résumé, je souhaite que cette Commission comprenne et fasse comprendre que la véritable inquiétude des Québécoises et des Québécois face à certains accommodements/ dérogations/ arrangements … a trait à la remise en question de la laïcité de la société et aux reculs des droits des femmes et que cela ne remet pas en cause leur ouverture envers les nouveaux arrivants. La Commission a élargi le débat à la question de l’intégration des immigrants. J’ai exprimé mon désaccord un peu plus haut sur ce prisme d’analyse. Comme d’autres l’ont dit avant moi, je crois que la véritable intégration des personnes immigrantes repose bien davantage sur l’emploi. Sur ce plan, le Québec a des devoirs à faire pour éliminer l’exclusion et favoriser l’insertion au marché du travail. Le Québec met en effet la barre très haut pour les personnes qui veulent immigrer ici. Leur formation et leurs qualifications sont maintenant au-dessus de la moyenne québécoise. Ces gens ont des raisons de penser qu’une fois ce premier tamis passé, les entreprises québécoises seront rassurées quant à leurs compétences. Malheureusement, ils doivent recommencer à faire leurs preuves. Il y a déconnexion entre le travail mené par le ministère de l’Immigration et le milieu du travail. Les liens entre les structures de recrutement des immigrants et les milieux d’accueil doivent être sérieusement repensés. Cela dit, il faut revenir à l’essentiel du véritable débat. L’exercice de la citoyenneté, l’action des individus dans la cité ne peuvent se dérouler que dans un cadre démocratique, où les autorités sont imputables des règles qu’elles implantent et où les citoyennes et les citoyennes sont en mesure de les contester, de les modifier ou de les accepter. Seules les règles séculières, non religieuses, répondent à cette exigence. La société québécoise a mené un long combat politique pour accéder à la démocratie et à la laïcité. Ne prétextons pas de fausses excuses - l’intégration des personnes immigrantes - pour favoriser un retour en arrière. Rappelons-nous que si les immigrants avaient vraiment choisi de vivre dans un état religieux, ils avaient beaucoup de choix. Donnons-leur plutôt les véritables moyens de s’intégrer, comme un meilleur accès à l’emploi et assurons un meilleur soutien aux organismes communautaires qui les accueillent en notre nom à tous et à toutes.

NOTES:

1 Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle des médias, pas toujours positif, mais c’est un tout autre sujet.
2 wikipedia
3Séculier: désigne le pouvoir temporel, la justice de l'État, par opposition à spirituel. (Wikipedia)
 4 Il est vrai que la date du congé de Pâques n’est pas fixée par l’État et qu’il pourrait être remplacé par un congé similaire à date fixe.
5 Selon moi, il vaudrait bien mieux que cette déclaration de nos valeurs fondamentales apparaisse sur le Portail du Québec ou sur celui du ministère de la Justice, répondant de notre société de droits.
6 Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551, 30 juin 2004
7 L’Honorable Jérôme Choquette, ministre de la Justice et donc responsable de la création de la Charte, a fait part lui-même de son étonnement, sur les ondes de Radio-Canada, en janvier 2007, face à l’orientation qui avait été donnée depuis par les tribunaux au concept de liberté religieuse.  "3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association. 10.Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce handicap."
8 Tout comme j’aurais été en désaccord en 1928 quand elle a conclu que les femmes n’étaient pas des personnes au sens de la loi.
9 En 1999, la Commission canadienne des droits de la personne concluait que le port du kirpan était "une préférence personnelle non prescrite par la religion" et avait rejeté la plainte pour discrimination déposée par un citoyen sikh.



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