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Le crucifix à l'Assemblée nationale: le faire disparaître, ou pas? |
Le point de vue de Jacques
Rouillard
(Professeur au département d'histoire de l'Université de
Montréal, Le Devoir, 27 janvier 07)
La présence d'un crucifix au-dessus du siège du
président de l'Assemblée nationale a suscité un
débat sur l'à-propos d'un symbole religieux dans un
endroit aussi stratégique du Salon bleu du Parlement. Comment
concilier la laïcité de l'État avec une
représentation religieuse qui peut laisser penser que la
religion catholique doit guider les débats et les
décisions de l'Assemblée? Il est révélateur
de se pencher sur les circonstances qui ont entouré la
décision du gouvernement du Québec de donner à ce
symbole une place aussi importante.
C'est le gouvernement de l'Union nationale de Maurice Duplessis qui
a décidé d'apposer le crucifix au-dessus du trône
du président de la Chambre à la première session
du gouvernement qui venait tout juste d'être élu, en
octobre 1936. Il a aussi été posé au Salon rouge
au-dessus du siège du président du Conseil
législatif (salle maintenant réservée aux
délibérations des comités de l'Assemblée
nationale; le crucifix n'y apparaît plus). Cette décision
de Duplessis n'est pas fortuite; elle est réfléchie et
correspond au désir du nouveau gouvernement d'effectuer un
virage dans les relations entre l'Église et l'État
québécois. Duplessis veut montrer qu'il se distingue des
gouvernements libéraux antérieurs en étant
davantage à l'écoute des principes catholiques.
Peu de symboles religieux au Parlement
L'Hôtel du Parlement, dont la construction date du milieu des
années 1880, contient très peu de symboles religieux,
même si sa décoration est destinée à
rappeler l'histoire et l'identité du Québec. L'architecte
responsable de sa construction et de sa décoration,
Eugène-Étienne Taché, n'en a pas prévu, si
on excepte trois statues de missionnaires parmi les 30 statues qui
devaient orner la façade du Parlement. Au début du
siècle, les gouvernements libéraux se limitent à
la réalisation des statues des missionnaires Marquette et
Brébeuf, privilégiant plutôt celles des militaires,
des explorateurs et des hommes politiques responsables de
l'avènement de la démocratie. L'ensemble de
l'ornementation intérieure et extérieure du Parlement
vise à mettre en évidence les origines françaises
du Québec, les conquêtes démocratiques de 1791 et
1848 et l'attachement au système politique britannique de
monarchie constitutionnelle. C'est ainsi que les armoiries de la
Grande-Bretagne surplombent ostensiblement le trône du
président de la Chambre (bien plus en évidence que le
crucifix). Dans ce haut lieu de la vie politique, les gouvernements
veulent mettre en relief l'attachement des Québécois aux
valeurs démocratiques.
À notre connaissance, il n'a jamais été question
pour les gouvernements dirigés par les libéraux,
élus sans interruption de 1897 à 1936, d'ajouter des
éléments religieux à la décoration du
Parlement. Ces gouvernements entretenaient des relations souvent
tendues avec le pouvoir clérical, et une aile radicale à
l'intérieur du Parti libéral se faisait fort de rappeler
la séparation des rôles de l'Église et de
l'État.
La crise
Au début des années 1930, la crise économique
ébranle le Parti libéral, tout comme les valeurs
démocratiques de la société
québécoise. Les critiques fusent contre les politiciens
et le système parlementaire. L'Union nationale, née en
1935, veut incarner un renouveau politique avec un programme
imprégné des valeurs de droite alors à la mode:
antisocialisme virulent, dénonciation des abus du capitalisme,
corporatisme, agriculturisme et nationalisme centré sur le
Québec. Son programme, qui découle du Programme de
restauration sociale (1933-34), prend racine dans l'enseignement de la
hiérarchie et des intellectuels catholiques pour qui la crise
devient l'occasion d'étendre l'autorité de
l'Église sur le pouvoir politique. Et Duplessis, une fois au
pouvoir, s'empresse de répondre aux doléances des
autorités religieuses en élargissant son influence dans
le domaine de l'éducation et en faisant voter la fameuse loi du
cadenas en 1937, destinée à réprimer la propagande
communiste.
L'union de Duplessis
On doit comprendre sa décision d'ajouter le crucifix au Salon
bleu à la lumière d'un autre geste symbolique
révélateur des rapports que Duplessis veut entretenir
avec l'Église. Il survient à l'occasion du grandiose
congrès eucharistique tenu à Québec en juin 1938.
Devant un parterre de délégués pontificaux, de
prêtres et d'évêques et en présence d'une
foule considérable, Duplessis présente au cardinal
Villeneuve, archevêque de Québec, un anneau comme symbole
d'attachement du Québec à la religion catholique. Il lui
glisse l'anneau en disant préférer aux principes de
liberté, d'égalité et de fraternité
proclamés par la Révolution française, ceux
découlant de l'Évangile: foi, charité et
espérance. Il termine par une profession de foi en Dieu et en la
religion catholique. Le cardinal, qui n'est pas long à
comprendre la signification du geste, répond: "Je reconnais dans
cet anneau le symbole de l'union chez nous de l'autorité civile
et de l'autorité religieuse." Duplessis veut ainsi se distinguer
des gouvernements libéraux antérieurs et manifester les
nouveaux rapports qu'il désire entretenir avec le pouvoir
religieux.
Pendant les 19 ans où elle a dirigé les destinées
de la province, l'Union nationale de Duplessis a été
à l'écoute de l'enseignement de l'Église,
notamment dans les domaines importants de compétence
partagée que sont l'éducation, la santé et les
services sociaux. Contrairement aux gouvernements libéraux qui
avaient légiféré depuis le début du
siècle pour étendre le rôle de l'État dans
ces secteurs, celui de l'Union nationale se charge au contraire
d'élargir l'emprise cléricale. Pendant les années
50, il résiste à toute réforme du système
d'éducation et de santé. Pour Duplessis, donc, le
crucifix placé au-dessus du siège du président de
l'Assemblée représentait bien davantage qu'un symbole du
passé religieux du Québec: il était le symbole de
la nouvelle alliance qui unissait l'Église et l'État.
Le point de vue de Gérard
Lévesque
(citoyen
de de Lévis, La Presse, 24 janvier 07)
Doit-on retirer le crucifix de l’enceinte de
l’Assemblé nationale? Précisons la nature et les
exigences de la laïcité sans tout confondre. Par la
laïcité, on peut vouloir, avec raison, éviter
d’imposer une conception religieuse particulière, comme celle de
la religion chrétienne, au détriment, par exemple, de la
religion musulmane. Or, le christianisme, le judaïsme et
l’islamisme reconnaissent l’existence de la divinité, cause de
l’univers. La neutralité n’exige donc aucunement d’abolir de la
sphère publique tout signe de la reconnaissance de cette cause
transcendante. Une telle abolition serait même contraire à
cette croyance fondamentale de la très grande majorité de
citoyens québécois. Il convient plutôt que la
reconnaissance publique de la transcendance se fasse à l’aide
d’un symbole ou d’une combinaison de symboles signifiant pour les
diverses confessions religieuses. La recherche de neutralité
peut donc tomber dans le piège de confondre la
laïcité avec l’agnosticisme et l’athéisme. Et seule
une interprétation individualiste des droits niant les droits
collectifs prétendrait qu’on doit satisfaire une infime
minorité de gens se disant athées, en refusant à
tous les autres citoyens le droit d’afficher leur croyance en la
suprématie de la divinité. Or, de même que la
majorité doit tolérer des accommodements raisonnables en
faveur de la minorité, de même la minorité doit
accepter une règle générale représentant la
très vaste majorité de Québécois, quand
cette règle générale ne lui impose pas de
contrainte excessive.
Dans le présent débat sur les
accommodements raisonnables, le chef du Parti québécois,
M. André Boisclair, vient d'affirmer que le crucifix,
accroché au-dessus du siège du président de
l'Assemblée nationale du Québec, "n'a plus sa place
là", car il pourrait être choquant pour les membres des
minorités religieuses comme les juifs et les musulmans. Pour M.
Boisclair, partisan de la laïcité, les symboles religieux
n'ont pas leur place dans l'espace public.
Cette sortie de M. Boisclair est politiquement surprenante. Non
seulement les minorités religieuses au Québec n'ont pas
demandé le retrait de ce crucifix, mais la position
tranchée du chef péquiste, dans ce dossier "très
sensible", risque plutôt de choquer la "majorité
religieuse québécoise". Plusieurs parlementaires se sont
d'ailleurs publiquement opposés au retrait de ce symbole
religieux.
Il est étonnant de constater que l'actuel chef du Parti
québécois, un "Québécois de souche" qui
aspire à devenir premier ministre du Québec, souhaite
voir évacuer de la mémoire collective les symboles
religieux catholiques et chrétiens qui sont intimement
liés à l'histoire du Québec. Il y a lieu ici de
reconnaître le courage politique de la députée de
La Pinière, Mme Fatima Houda-Pepin (musulmane d'origine
marocaine) et du député de Louis-Hébert, M. Sam
Hamad (d'origine syrienne), qui se sont publiquement portés
à la défense de l'intégralité de
l'héritage identitaire de la majorité des
Québécois, incluant la dimension religieuse catholique.
Le drapeau officiel du Québec
La composition héraldique du drapeau officiel
du Québec, adopté en 1948 par le gouvernement de Maurice
Duplessis, comporte trois éléments. La croix blanche qui
y apparaît est un symbole religieux qui rappelle l'attachement du
peuple québécois à la religion et à la foi
de ses ancêtres. C'est donc avec toute sa signification
originelle que le drapeau québécois demeure toujours, en
2007, l'emblème national des Québécois, et de tous
les Québécois. C'est d'ailleurs ce que
révèle un sondage qui vient d'être
réalisé pour le compte du Mouvement national des
Québécois, à l'occasion de la Journée du
drapeau au Québec (21 janvier). Il indique que le drapeau du
Québec est considéré par une très forte
majorité de Québécois (76%) comme celui de tous
les Québécois, et non comme celui des francophones ou des
souverainistes.
Si
tant est que le crucifix au-dessus
du siège du président de l’Assemblée nationale a
une valeur patrimoniale, il ne faut pas le laisser là où
il est mais le transporter ailleurs dans l’Hôtel du Parlement,
là où cette valeur pourra être reconnue sans
ambiguïté aucune. Quant au Salon bleu, il deviendra lui
aussi, et sans ambiguïté, le salon de la nation civique que
le Québec est devenu.
La lecture des textes parus depuis
quelques jours dans les journaux a permis de constater l’existence d’un
certain consensus autour de la signification actuelle de ce symbole. On
en reconnaît avant tout la valeur patrimoniale: il rappelle,
soutient-on, les origines catholiques du peuple
québécois, fait historique effectivement
indéniable. C’est au nom de cette valeur patrimoniale que ceux
qui veulent le voir demeurer là où il se trouve
légitiment leur position. Même le cardinal Marc Ouellet de
Québec lui a accolé cette signification au cours d’un
petit débat diffusé en janvier au
Téléjournal de Radio-Canada. Bref, ce crucifix n’aurait
pas la signification politique d’une quelconque union entre
l’Église et l’État et, a fortiori, la subordination du
second à la première. Accoler une telle signification
à ce crucifix est irrecevable pour tout le monde, compte tenu de
la laïcité de fait de l’Assemblée nationale. En
effet, celle-ci est indépendante de toute confession religieuse
et se comporte comme telle. C’est l’évidence. Sur le sens avant
tout patrimonial de ce crucifix, deux réflexions s’imposent
pourtant.
Primo, ainsi que le rappelait
opportunément l’historien Jacques Rouillard dans Le Devoir du 27
janvier, le crucifix a été placé à
l’Assemblée nationale en 1936 et non pas, comme on pourrait le
penser spontanément, au XIXe siècle, au moment de la
construction de l’Hôtel du Parlement. Si le patrimoine, comme on
le lit dans Le Petit Robert, est "ce qui est considéré
comme un bien propre, comme une propriété transmise par
les ancêtres", le crucifix aura été
légué à mes enfants par la
génération de leurs grands-parents! Selon le même
Petit Robert, les ancêtres sont "les ascendants au-delà du
grand-père". Bref, la valeur patrimoniale du crucifix lui est
maintenant conférée a posteriori. Cela n’est pas une
raison pour la rejeter. Mais il faut creuser la question. Le
Québec dispose pour ce faire d’une commission des biens
culturels à laquelle je suggère d’en confier
l’étude.
Secundo, le professeur Rouillard
explique le geste de Maurice Duplessis pour des raisons avant tout
politiques: "Cette décision de Duplessis n’est pas fortuite;
elle correspond au désir du nouveau gouvernement d’effectuer un
virage dans les relations entre l’Église et l’État
québécois. Duplessis veut montrer qu’il se distingue des
gouvernements libéraux antérieurs en étant
davantage à l’écoute des principes catholiques." Pour sa
part, le secrétaire de la province de l’époque, Albiny
Paquette, qui s’est attribué la paternité de cette
initiative, écrivait en 1977: "Je déclarais dans un
discours à la Chambre que je voulais, par ce geste, donner aux
valeurs spirituelles et religieuses l’importance qui leur revient dans
notre société chrétienne." (J.-G. Pelletier, "Le
crucifix à l’Assemblée nationale", Bulletin de la
bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec,
novembre 1988.) Louis-Philippe Roy, de L’Action catholique, avait vu
dans ce geste un "acte de foi".
Ambiguïté
J’ajouterais ceci: selon
l’ecclésiologie du temps (et qui disparaîtra avec Vatican
II), l’Église et l’État constituent deux
"sociétés parfaites" en ce qu’elles disposent toutes les
deux des moyens adéquats pour atteindre leurs fins. Mais
l’Église poursuit une fin d’ordre spirituel, c’est-à-dire
le salut de ses membres, et s’estime donc responsable de définir
les valeurs individuelles, sociales et surtout morales qui, au sein
d’une nation catholique comme la nôtre, sont susceptibles de
mener chacun à cette fin. Elle n’hésite donc pas à
intervenir dans les affaires publiques. C’est dans cette même
perspective que l’Église revendique, entre autres, la
responsabilité d’assurer la gouverne du système
éducatif dont la fin ultime est, à ses yeux, le salut des
personnes. Cette responsabilité, l’État la lui
reconnaîtra dès 1855 et jusqu’en 1964, année de la
création du ministère de l’Éducation.
On le voit, la valeur patrimoniale
du
crucifix de l’Assemblée nationale, compte tenu tant de son
histoire propre que des rapports historiques entre l’Église
d’ici et l’État, est aussi ambiguë. Cette
ambiguïté perdure aussi à travers le dispositif
scénographique dans lequel il est placé. Accroché
au-dessus du siège de la présidence, comme dans les
églises au-dessus du maître-autel, la croix renvoie en soi
à sa signification religieuse première. Les
parlementaires ne le voient sans doute plus. Mais les visiteurs, et
surtout les visiteurs étrangers, ne peuvent pas ne pas se
demander si l’État québécois n’est pas
officiellement catholique. C’est le propre des symboles de recevoir des
interprétations diverses. Mais pour le commun des mortels, le
crucifix, c’est le symbole identitaire par excellence de
l’Église catholique. Il s’en trouve sur toutes ses
églises, et ce n’est pas pour des raisons patrimoniales.
La présence de ce crucifix
soulève par ailleurs la question plus générale de
la présence d’un symbole religieux, en outre particulier
à une confession, dans cet espace public qu’est le Salon des
représentants de la nation québécoise, nation
marquée par le pluralisme religieux et séculier toujours
grandissant, malgré la prédominance démographique
des chrétiens. Ce pluralisme se reflète aussi parmi les
parlementaires et ira probablement croissant. Pour sa part, Fatima
Houda-Pepin, de confession musulmane, se sent à l’aise.
D’autres, peut-être pas, et ce, même s’ils sont nés
et ont grandi dans un Québec chrétien et catholique, qui
s’est longtemps affiché comme tel. Aussi, même en
affirmant d’emblée la valeur patrimoniale de ce crucifix, il
n’est pas certain qu’il soit sage de le maintenir là en raison
de l’ambiguïté qui perdurera.
Ailleurs au
Parlement
L’Assemblée nationale, comme les
salles de conseils municipaux et les tribunaux, sont des lieux
où agit l’État. Aussi importe-t-il que les citoyens qui
s’y retrouvent comme acteurs principaux ou témoins puissent se
savoir et se sentir pleinement égaux devant la loi, quelles que
soient leurs croyances. Peut-être ce symbole porte-t-il
effectivement atteinte à la liberté de religion ou de
conscience de ces citoyens et à l’égalité de tous
devant la loi. C’est là une question qui mérite
d’être examinée plus à fond par la Commission des
droits et libertés de la personne, comme elle l’a
déjà fait en ce qui concerne la prière dans les
salles de conseils municipaux afin d’éclairer le débat
public.
Enfin, malgré les circonstances
qui ont vu apparaître le crucifix à l’Assemblée
nationale, je suis pour ma part sensible à l’argumentaire
patrimonial. Mais dans cette perspective, il y aurait lieu de le
déplacer à l’intérieur de l’Hôtel du
Parlement, à un endroit où cette valeur serait reconnue
sans ambiguïté aucune. Quand on visite ce bâtiment,
on peut voir dans le corridor du rez-de-chaussée des
illustrations qui racontent l’histoire du Parlement. On peut y admirer
la galerie des portraits des présidents de l’Assemblée
législative, devenue nationale en 1967 (y compris un magnifique
Lemieux). On peut lire une plaque commémorative de cette loi des
années 1830 accordant aux juifs du Bas-Canada les mêmes
droits civiques qu’aux autres sujets de Sa Majesté. On pourrait
aussi déplacer ce crucifix dans ce corridor en y apposant une
plaque rappelant son histoire et sa signification patrimoniale. On
pourrait faire mieux. On pourrait ouvrir, dans une salle de ce
même corridor ou dans un autre lieu accessible au public, un
petit musée de l’Assemblée nationale du Québec
dans lequel on retrouverait les objets les plus précieux de son
patrimoine. Et c’est là qu’on pourrait y "porter la croix ".