Le crucifix à l'Assemblée nationale:
le faire disparaître, ou pas?


Le crucifix est un symbole religieux, cela ne fait aucun doute. Or, dans un Etat officiellement laïc comme le Québec, a-t-il lieu d'être suspendu à l'Assemblée Nationale? La plupart des crucifix ont disparu de tous les lieux publics, mais celui de l'Assemblée nationale, au Parlement de Québec, est toujours là.

Le point de vue d'André Boisclair

A la mi-janvier 2007, en plein débat sur les accommodements raisonnables, André Boisclair, le chef du Parti Québécois, a dit, lors d'une entrevue accordée au Devoir, que le crucifix n'avait pas sa place à l'Assemblée nationale, comme dans tout espace public, d'ailleurs, en tant que symbole religieux, dans une société laïque où se côtoient des gens de diverses appartenances culturelles. Selon lui, ce symbole pourrait être choquant pour les membres de minorités religieuses comme les juifs et les musulmans. 
Au PQ, M. Boisclair n'est pas le seul à voir d'un bon oeil la disparition du crucifix de l'Assemblée nationale. En mars 2006, le député de Mercier, Daniel Turp, avait reconnu être "dérangé" par la présence du crucifix au Salon bleu. "Je comprends que, pour des raisons historiques, on devrait avoir le souci de ne pas oblitérer l'histoire, mais dans une société où la laïcité est devenue un principe important, je ne crois pas que ce soit justifié qu'il y ait de crucifix dans notre Assemblée nationale", avait-il dit. De son côté, le député de Saint-Hyacinthe, Léandre Dion, se décrivant comme un catholique pratiquant, a soutenu que son chef avait "l'intuition à la bonne place". Selon lui, le crucifix est le symbole "d'un être qui a donné sa vie pour ses amis", c'est un geste d'amour. "Or, l'amour sans la liberté n'est pas possible. Quand un symbole d'amour devient un symbole de division, je conçois qu'on doive l'enlever", a-t-il expliqué.
Haro sur Boisclair!
Libéraux et adéquistes, dont le ministre de la santé, Philippe Couillard, et le chef de l'ADQ, Mario Dumont, se sont vivement opposés à cette perspective. "Ce n'est pas un objet de culte, c'est un symbole, un objet commémoratif, qui rappelle des traditions. On ne peut pas faire abstraction de la tradition catholique", a mentionné Lise Grondin, chef de cabinet du président de l'Assemblée. Le ministre Couillard s'est d'abord prononcé en faveur de la laïcité complète dans les institutions publiques. Néanmoins, il s'oppose au retrait du crucifix, qu'il considère comme l'illustration d'une histoire commune. "Le débat sur l'accommodement raisonnable commence par l'affirmation de notre identité et de nos valeurs comme Québécois", a-t-il dit. Cette identité comprend "une langue commune qui est le français" et une tradition historique "fortement liée à la religion catholique et au christianisme", a poursuivi le ministre. Présent à ses côtés, le député Sam Hamad a abondé dans le même sens. "Moi je veux qu'il reste (le crucifix). (...) Lorsqu'on vient d'une autre société, qui n'est pas la nôtre, on a un devoir, une responsabilité de s'intégrer dans la société. Cela ne veut pas dire qu'il faut laisser tomber nos valeurs, cela veut dire qu'il faut respecter les valeurs des autres tout en se respectant en même temps", a dit le député de Louis-Hébert, originaire de la Syrie. Pour sa part, Mario Dumont a dit que "c'est un débat qui a été fait. On a aboli la prière, ce qui allait de soi, mais le crucifix, c'est une question de tradition."
La seule députée musulmane à l'Assemblée nationale, Fatima Houda-Pepin, s'est dit totalement opposée au retrait du crucifix de l'Assemblée nationale. "Ce serait comme effacer une page de l'histoire du Québec. Pourquoi faudrait-il arracher ce petit symbole qui nous rappelle que cette institution qu'est le Parlement de Québec, plus que bicentenaire, qui nous fait honneur, a été fondée par un peuple canadien français moderne et catholique? Les jeunes qui viennent faire des visites à l'Assemblée pourraient voir tous les autres symboles référant à ce passé - et il y en a beaucoup - mais pas celui-là?"  Mme Houda-Pepin soutient qu'en tant que musulmane, elle ne se trouve pas du tout heurtée par le crucifix. "J'ai toujours défendu les droits des minorités. Mais cela n'a jamais, à mes yeux, impliqué que la majorité nie son identité."
Enfin, bon nombre de personnes veulent conserver le crucifix à l'Assemblée nationale non pas en tant que symbole religieux mais parce que c'est une oeuvre d'art faisant partie de notre héritage culturel. Oeuvre du sculpteur Romuald Dion, la croix, en bois d'acajou, est suspendue au Salon Bleu depuis 1936. De plus, tant qu'à y être, pourquoi ne faudrait-il pas aussi enlever la Croix du Mont-Royal?? C'est absurde.

Le cas de la prière

Notons que c’est aussi le Parti québécois qui a mis fin à la tradition de la prière d’ouverture de séance à l’Assemblée nationale. Le changement avait été fait en 1973, mais la tradition de la prière s'est  maintenue jusqu’au 15 décembre 1976, où le président Clément Richard avait demandé pour la première fois un moment de recueillement. Le chef créditiste Camil Samson avait alors protesté et déposé une motion réclamant le retour de la prière. Le 8 juin 1977, celle-ci a fait l’objet du dernier vote libre à avoir été tenu à Québec. La motion de Samson avait été battue: 37 péquistes avaient voté contre, 31 députés — 22 libéraux, un unioniste, un créditiste et un péquiste — avaient voté pour. Il y avait eu dix abstentions: neuf péquistes et un libéral.
Selon Mme Houda-Pépin, transformer la prière du début de séance en moment de réflexion, comme on l'a fait en 1976, a été une bonne chose. "Ça, c'était raisonnable. Ça permet à chacun de se recueillir comme il le veut."

Source:  Presse Canadienne (PC), Martin Ouellet, 19 janvier 07, et  Antoine Robitaille, le Devoir, 20 janv 07


Le point de vue de Jacques Rouillard
(Professeur au département d'histoire de l'Université de Montréal, Le Devoir, 27 janvier 07)

La présence d'un crucifix au-dessus du siège du président de l'Assemblée nationale a suscité un débat sur l'à-propos d'un symbole religieux dans un endroit aussi stratégique du Salon bleu du Parlement. Comment concilier la laïcité de l'État avec une représentation religieuse qui peut laisser penser que la religion catholique doit guider les débats et les décisions de l'Assemblée? Il est révélateur de se pencher sur les circonstances qui ont entouré la décision du gouvernement du Québec de donner à ce symbole une place aussi importante.
C'est le gouvernement de l'Union nationale de Maurice Duplessis qui a décidé d'apposer le crucifix au-dessus du trône du président de la Chambre à la première session du gouvernement qui venait tout juste d'être élu, en octobre 1936. Il a aussi été posé au Salon rouge au-dessus du siège du président du Conseil législatif (salle maintenant réservée aux délibérations des comités de l'Assemblée nationale; le crucifix n'y apparaît plus). Cette décision de Duplessis n'est pas fortuite; elle est réfléchie et correspond au désir du nouveau gouvernement d'effectuer un virage dans les relations entre l'Église et l'État québécois. Duplessis veut montrer qu'il se distingue des gouvernements libéraux antérieurs en étant davantage à l'écoute des principes catholiques.
Peu de symboles religieux au Parlement
L'Hôtel du Parlement, dont la construction date du milieu des années 1880, contient très peu de symboles religieux, même si sa décoration est destinée à rappeler l'histoire et l'identité du Québec. L'architecte responsable de sa construction et de sa décoration, Eugène-Étienne Taché, n'en a pas prévu, si on excepte trois statues de missionnaires parmi les 30 statues qui devaient orner la façade du Parlement. Au début du siècle, les gouvernements libéraux se limitent à la réalisation des statues des missionnaires Marquette et Brébeuf, privilégiant plutôt celles des militaires, des explorateurs et des hommes politiques responsables de l'avènement de la démocratie. L'ensemble de l'ornementation intérieure et extérieure du Parlement vise à mettre en évidence les origines françaises du Québec, les conquêtes démocratiques de 1791 et 1848 et l'attachement au système politique britannique de monarchie constitutionnelle. C'est ainsi que les armoiries de la Grande-Bretagne surplombent ostensiblement le trône du président de la Chambre (bien plus en évidence que le crucifix). Dans ce haut lieu de la vie politique, les gouvernements veulent mettre en relief l'attachement des Québécois aux valeurs démocratiques.
À notre connaissance, il n'a jamais été question pour les gouvernements dirigés par les libéraux, élus sans interruption de 1897 à 1936, d'ajouter des éléments religieux à la décoration du Parlement. Ces gouvernements entretenaient des relations souvent tendues avec le pouvoir clérical, et une aile radicale à l'intérieur du Parti libéral se faisait fort de rappeler la séparation des rôles de l'Église et de l'État.
La crise
Au début des années 1930, la crise économique ébranle le Parti libéral, tout comme les valeurs démocratiques de la société québécoise. Les critiques fusent contre les politiciens et le système parlementaire. L'Union nationale, née en 1935, veut incarner un renouveau politique avec un programme imprégné des valeurs de droite alors à la mode: antisocialisme virulent, dénonciation des abus du capitalisme, corporatisme, agriculturisme et nationalisme centré sur le Québec. Son programme, qui découle du Programme de restauration sociale (1933-34), prend racine dans l'enseignement de la hiérarchie et des intellectuels catholiques pour qui la crise devient l'occasion d'étendre l'autorité de l'Église sur le pouvoir politique. Et Duplessis, une fois au pouvoir, s'empresse de répondre aux doléances des autorités religieuses en élargissant son influence dans le domaine de l'éducation et en faisant voter la fameuse loi du cadenas en 1937, destinée à réprimer la propagande communiste.
L'union de Duplessis
On doit comprendre sa décision d'ajouter le crucifix au Salon bleu à la lumière d'un autre geste symbolique révélateur des rapports que Duplessis veut entretenir avec l'Église. Il survient à l'occasion du grandiose congrès eucharistique tenu à Québec en juin 1938. Devant un parterre de délégués pontificaux, de prêtres et d'évêques et en présence d'une foule considérable, Duplessis présente au cardinal Villeneuve, archevêque de Québec, un anneau comme symbole d'attachement du Québec à la religion catholique. Il lui glisse l'anneau en disant préférer aux principes de liberté, d'égalité et de fraternité proclamés par la Révolution française, ceux découlant de l'Évangile: foi, charité et espérance. Il termine par une profession de foi en Dieu et en la religion catholique. Le cardinal, qui n'est pas long à comprendre la signification du geste, répond: "Je reconnais dans cet anneau le symbole de l'union chez nous de l'autorité civile et de l'autorité religieuse." Duplessis veut ainsi se distinguer des gouvernements libéraux antérieurs et manifester les nouveaux rapports qu'il désire entretenir avec le pouvoir religieux.
Pendant les 19 ans où elle a dirigé les destinées de la province, l'Union nationale de Duplessis a été à l'écoute de l'enseignement de l'Église, notamment dans les domaines importants de compétence partagée que sont l'éducation, la santé et les services sociaux. Contrairement aux gouvernements libéraux qui avaient légiféré depuis le début du siècle pour étendre le rôle de l'État dans ces secteurs, celui de l'Union nationale se charge au contraire d'élargir l'emprise cléricale. Pendant les années 50, il résiste à toute réforme du système d'éducation et de santé. Pour Duplessis, donc, le crucifix placé au-dessus du siège du président de l'Assemblée représentait bien davantage qu'un symbole du passé religieux du Québec: il était le symbole de la nouvelle alliance qui unissait l'Église et l'État.


Le point de vue de Gérard Lévesque
(citoyen de de Lévis, La Presse, 24 janvier 07)

Doit-on retirer le crucifix de l’enceinte de l’Assemblé nationale? Précisons la nature et les exigences de la laïcité sans tout confondre. Par la laïcité, on peut vouloir, avec raison, éviter d’imposer une conception religieuse particulière, comme celle de la religion chrétienne, au détriment, par exemple, de la religion musulmane. Or, le christianisme, le judaïsme et l’islamisme reconnaissent l’existence de la divinité, cause de l’univers. La neutralité n’exige donc aucunement d’abolir de la sphère publique tout signe de la reconnaissance de cette cause transcendante. Une telle abolition serait même contraire à cette croyance fondamentale de la très grande majorité de citoyens québécois. Il convient plutôt que la reconnaissance publique de la transcendance se fasse à l’aide d’un symbole ou d’une combinaison de symboles signifiant pour les diverses confessions religieuses. La recherche de neutralité peut donc tomber dans le piège de confondre la laïcité avec l’agnosticisme et l’athéisme. Et seule une interprétation individualiste des droits niant les droits collectifs prétendrait qu’on doit satisfaire une infime minorité de gens se disant athées, en refusant à tous les autres citoyens le droit d’afficher leur croyance en la suprématie de la divinité. Or, de même que la majorité doit tolérer des accommodements raisonnables en faveur de la minorité, de même la minorité doit accepter une règle générale représentant la très vaste majorité de Québécois, quand cette règle générale ne lui impose pas de contrainte excessive.

Le point de vue de Luciano Dorotea
(L'auteur a été représentant du Québec à Rome. Son opinion a été publiée dans La Presse du 26 janvier 07 sous le titre: "Le crucifix remisé?"

Dans le présent débat sur les accommodements raisonnables, le chef du Parti québécois, M. André Boisclair, vient d'affirmer que le crucifix, accroché au-dessus du siège du président de l'Assemblée nationale du Québec, "n'a plus sa place là", car il pourrait être choquant pour les membres des minorités religieuses comme les juifs et les musulmans. Pour M. Boisclair, partisan de la laïcité, les symboles religieux n'ont pas leur place dans l'espace public.
Cette sortie de M. Boisclair est politiquement surprenante. Non seulement les minorités religieuses au Québec n'ont pas demandé le retrait de ce crucifix, mais la position tranchée du chef péquiste, dans ce dossier "très sensible", risque plutôt de choquer la "majorité religieuse québécoise". Plusieurs parlementaires se sont d'ailleurs publiquement opposés au retrait de ce symbole religieux.
Il est étonnant de constater que l'actuel chef du Parti québécois, un "Québécois de souche" qui aspire à devenir premier ministre du Québec, souhaite voir évacuer de la mémoire collective les symboles religieux catholiques et chrétiens qui sont intimement liés à l'histoire du Québec. Il y a lieu ici de reconnaître le courage politique de la députée de La Pinière, Mme Fatima Houda-Pepin (musulmane d'origine marocaine) et du député de Louis-Hébert, M. Sam Hamad (d'origine syrienne), qui se sont publiquement portés à la défense de l'intégralité de l'héritage identitaire de la majorité des Québécois, incluant la dimension religieuse catholique.
Le drapeau officiel du Québec

La composition héraldique du drapeau officiel du Québec, adopté en 1948 par le gouvernement de Maurice Duplessis, comporte trois éléments. La croix blanche qui y apparaît est un symbole religieux qui rappelle l'attachement du peuple québécois à la religion et à la foi de ses ancêtres. C'est donc avec toute sa signification originelle que le drapeau québécois demeure toujours, en 2007, l'emblème national des Québécois, et de tous les Québécois. C'est d'ailleurs ce que révèle un sondage qui vient d'être réalisé pour le compte du Mouvement national des Québécois, à l'occasion de la Journée du drapeau au Québec (21 janvier). Il indique que le drapeau du Québec est considéré par une très forte majorité de Québécois (76%) comme celui de tous les Québécois, et non comme celui des francophones ou des souverainistes.



Le point de vue de Jean-Pierre Proulx
Professeur à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal
(Le Devoir, 2 février 07)

Si tant est que le crucifix au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale a une valeur patrimoniale, il ne faut pas le laisser là où il est mais le transporter ailleurs dans l’Hôtel du Parlement, là où cette valeur pourra être reconnue sans ambiguïté aucune. Quant au Salon bleu, il deviendra lui aussi, et sans ambiguïté, le salon de la nation civique que le Québec est devenu.
La lecture des textes parus depuis quelques jours dans les journaux a permis de constater l’existence d’un certain consensus autour de la signification actuelle de ce symbole. On en reconnaît avant tout la valeur patrimoniale: il rappelle, soutient-on, les origines catholiques du peuple québécois, fait historique effectivement indéniable. C’est au nom de cette valeur patrimoniale que ceux qui veulent le voir demeurer là où il se trouve légitiment leur position. Même le cardinal Marc Ouellet de Québec lui a accolé cette signification au cours d’un petit débat diffusé en janvier au Téléjournal de Radio-Canada. Bref, ce crucifix n’aurait pas la signification politique d’une quelconque union entre l’Église et l’État et, a fortiori, la subordination du second à la première. Accoler une telle signification à ce crucifix est irrecevable pour tout le monde, compte tenu de la laïcité de fait de l’Assemblée nationale. En effet, celle-ci est indépendante de toute confession religieuse et se comporte comme telle. C’est l’évidence. Sur le sens avant tout patrimonial de ce crucifix, deux réflexions s’imposent pourtant.
Primo, ainsi que le rappelait opportunément l’historien Jacques Rouillard dans Le Devoir du 27 janvier, le crucifix a été placé à l’Assemblée nationale en 1936 et non pas, comme on pourrait le penser spontanément, au XIXe siècle, au moment de la construction de l’Hôtel du Parlement. Si le patrimoine, comme on le lit dans Le Petit Robert, est "ce qui est considéré comme un bien propre, comme une propriété transmise par les ancêtres", le crucifix aura été légué à mes enfants par la génération de leurs grands-parents! Selon le même Petit Robert, les ancêtres sont "les ascendants au-delà du grand-père". Bref, la valeur patrimoniale du crucifix lui est maintenant conférée a posteriori. Cela n’est pas une raison pour la rejeter. Mais il faut creuser la question. Le Québec dispose pour ce faire d’une commission des biens culturels à laquelle je suggère d’en confier l’étude.
Secundo, le professeur Rouillard explique le geste de Maurice Duplessis pour des raisons avant tout politiques: "Cette décision de Duplessis n’est pas fortuite; elle correspond au désir du nouveau gouvernement d’effectuer un virage dans les relations entre l’Église et l’État québécois. Duplessis veut montrer qu’il se distingue des gouvernements libéraux antérieurs en étant davantage à l’écoute des principes catholiques." Pour sa part, le secrétaire de la province de l’époque, Albiny Paquette, qui s’est attribué la paternité de cette initiative, écrivait en 1977: "Je déclarais dans un discours à la Chambre que je voulais, par ce geste, donner aux valeurs spirituelles et religieuses l’importance qui leur revient dans notre société chrétienne." (J.-G. Pelletier, "Le crucifix à l’Assemblée nationale", Bulletin de la bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, novembre 1988.) Louis-Philippe Roy, de L’Action catholique, avait vu dans ce geste un "acte de foi".
Ambiguïté
J’ajouterais ceci: selon l’ecclésiologie du temps (et qui disparaîtra avec Vatican II), l’Église et l’État constituent deux "sociétés parfaites" en ce qu’elles disposent toutes les deux des moyens adéquats pour atteindre leurs fins. Mais l’Église poursuit une fin d’ordre spirituel, c’est-à-dire le salut de ses membres, et s’estime donc responsable de définir les valeurs individuelles, sociales et surtout morales qui, au sein d’une nation catholique comme la nôtre, sont susceptibles de mener chacun à cette fin. Elle n’hésite donc pas à intervenir dans les affaires publiques. C’est dans cette même perspective que l’Église revendique, entre autres, la responsabilité d’assurer la gouverne du système éducatif dont la fin ultime est, à ses yeux, le salut des personnes. Cette responsabilité, l’État la lui reconnaîtra dès 1855 et jusqu’en 1964, année de la création du ministère de l’Éducation.
On le voit, la valeur patrimoniale du crucifix de l’Assemblée nationale, compte tenu tant de son histoire propre que des rapports historiques entre l’Église d’ici et l’État, est aussi ambiguë. Cette ambiguïté perdure aussi à travers le dispositif scénographique dans lequel il est placé. Accroché au-dessus du siège de la présidence, comme dans les églises au-dessus du maître-autel, la croix renvoie en soi à sa signification religieuse première. Les parlementaires ne le voient sans doute plus. Mais les visiteurs, et surtout les visiteurs étrangers, ne peuvent pas ne pas se demander si l’État québécois n’est pas officiellement catholique. C’est le propre des symboles de recevoir des interprétations diverses. Mais pour le commun des mortels, le crucifix, c’est le symbole identitaire par excellence de l’Église catholique. Il s’en trouve sur toutes ses églises, et ce n’est pas pour des raisons patrimoniales.
La présence de ce crucifix soulève par ailleurs la question plus générale de la présence d’un symbole religieux, en outre particulier à une confession, dans cet espace public qu’est le Salon des représentants de la nation québécoise, nation marquée par le pluralisme religieux et séculier toujours grandissant, malgré la prédominance démographique des chrétiens. Ce pluralisme se reflète aussi parmi les parlementaires et ira probablement croissant. Pour sa part, Fatima Houda-Pepin, de confession musulmane, se sent à l’aise. D’autres, peut-être pas, et ce, même s’ils sont nés et ont grandi dans un Québec chrétien et catholique, qui s’est longtemps affiché comme tel. Aussi, même en affirmant d’emblée la valeur patrimoniale de ce crucifix, il n’est pas certain qu’il soit sage de le maintenir là en raison de l’ambiguïté qui perdurera.
Ailleurs au Parlement
L’Assemblée nationale, comme les salles de conseils municipaux et les tribunaux, sont des lieux où agit l’État. Aussi importe-t-il que les citoyens qui s’y retrouvent comme acteurs principaux ou témoins puissent se savoir et se sentir pleinement égaux devant la loi, quelles que soient leurs croyances. Peut-être ce symbole porte-t-il effectivement atteinte à la liberté de religion ou de conscience de ces citoyens et à l’égalité de tous devant la loi. C’est là une question qui mérite d’être examinée plus à fond par la Commission des droits et libertés de la personne, comme elle l’a déjà fait en ce qui concerne la prière dans les salles de conseils municipaux afin d’éclairer le débat public.
Enfin, malgré les circonstances qui ont vu apparaître le crucifix à l’Assemblée nationale, je suis pour ma part sensible à l’argumentaire patrimonial. Mais dans cette perspective, il y aurait lieu de le déplacer à l’intérieur de l’Hôtel du Parlement, à un endroit où cette valeur serait reconnue sans ambiguïté aucune. Quand on visite ce bâtiment, on peut voir dans le corridor du rez-de-chaussée des illustrations qui racontent l’histoire du Parlement. On peut y admirer la galerie des portraits des présidents de l’Assemblée législative, devenue nationale en 1967 (y compris un magnifique Lemieux). On peut lire une plaque commémorative de cette loi des années 1830 accordant aux juifs du Bas-Canada les mêmes droits civiques qu’aux autres sujets de Sa Majesté. On pourrait aussi déplacer ce crucifix dans ce corridor en y apposant une plaque rappelant son histoire et sa signification patrimoniale. On pourrait faire mieux. On pourrait ouvrir, dans une salle de ce même corridor ou dans un autre lieu accessible au public, un petit musée de l’Assemblée nationale du Québec dans lequel on retrouverait les objets les plus précieux de son patrimoine. Et c’est là qu’on pourrait y "porter la croix ".




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