Source: Le Devoir, 17 juin 1997


Tuer le tueur?

François Brousseau

La condamnation à mort de Timothy McVeigh pour l'attentat d'Oklahoma City en avril 1995, décrétée par un jury et non par un juge selon la bizarre pratique américaine, pose un grand nombre de questions. Revenons sur quelques-unes d'entre elles: l'une sur la pertinence de la peine capitale, et l'autre sur ce que représentent politiquement McVeigh et les mouvements "fascisants" qui l'inspirent.

Le crime de Tim McVeigh est l'un des pires qui soient. Tuer 168 innocents pour déstabiliser un gouvernement - son propre gouvernement - pour exterminer littéralement des fonctionnaires, pour faire avancer une cause "révolutionnaire", voilà qui n'est pas tout à fait du génocide ni de l'épuration ethnique, mais qui n'en est peut-être pas si loin. L'horreur. Et c'est ce qui a poussé, vendredi, un jury de 12 personnes à conclure que cet homme mérite la mort.
En effet: avec un tel forfait, si McVeigh devait être épargné, alors cela voudrait dire que la peine de mort n'est jamais admissible, qu'elle ne devrait jamais être appliquée. Ne jamais infliger la peine de mort, quels que soient les arguments à son appui: telle est bien notre opinion. Mais la peine de mort n'est pas pour autant une question simple.
"Tu ne tueras point." Jamais. Mais le tueur, lui, a tué et peut rester sans conscience de sa vraie, de sa profonde responsabilité s'il s'en tire: le personnage principal d'un grand film américain, le meurtrier de La dernière marche (Dead Man Walking), se voit ainsi "sauvé" intérieurement, en quelque sorte, à la veille de l'instant final, puisque c'est uniquement au moment où la mort va le rejoindre qu'il comprend ce qui lui est arrivé, qu'il prend la mesure de sa responsabilité, qu'il admet son crime et se réconcilie, d'une certaine façon, avec son destin et avec le prix qu'on doit payer pour ses actes... Autrement, s'il avait vu sa peine commuée en emprisonnement à vie ou à 25 ans, il aurait sans doute continué à se cacher derrière ses faux-fuyants, à mentir et à se raconter des histoires...

Le "Tu ne tueras point" ne devrait pas souffrir d'exception

Mais cet apparent et subtil plaidoyer en faveur de la peine de mort n'en est pas un. Il illustre plutôt la complexité de cette question, une question que les États-Unis - arriération ou avant-gardisme? - sont l'un des derniers pays occidentaux à débattre avec passion.
Tim McVeigh, lui, n'a exprimé aucun remords. Mais il est des meurtriers qui avouent et qui se repentent. Admettre et exprimer du remords devrait-il atténuer la culpabilité, sauver de la peine capitale? Dans les décisions de jurys, qui ne sont pas l'application mécanique de lois écrites mais font appel à l'émotion et la subjectivité humaines, ces éléments jouent sans doute. Mais le fond de la question n'est pas là. Tuer, c'est le crime ultime, suprême. Même si les arguments comme celui de Dead Man Walking portent loin et ébranlent les adversaires de la peine de mort dans le cas de crimes crapuleux, prouvés, non avoués et encore moins regrettés, le fond du plaidoyer anti-peine capitale reste simple, lapidaire, biblique à sa façon: "Tu ne tueras point." Point. Indépendamment de la valeur dissuasive de la peine (sujette à caution). Indépendamment des économies réalisées sur de coûteuses années de réclusion. Indépendamment de tout. (Mais allez expliquer cela aux parents des fillettes violées et assassinées par Marc Dutroux.)
On a beaucoup parlé des milices, du mouvement à certains égards fascisant qui a inspiré l'acte de McVeigh... Ce problème est réel et les États-Unis y seront, si les tendances actuelles se confirment, de plus en plus exposés au cours des années à venir. De plus en plus, des groupes s'organisent en marge de l'État et de la société. Ils forment des communautés "hors champ", sortes de no man's land où la police ne s'aventure plus, où les lois de la Cité sont suspendues.
La haine du gouvernement, la haine des employés fédéraux renvoient à l'utopie du "no government", qui est un mythe fondateur américain: le mythe du Far-West où chacun se faisait justice... Cette mythologie, profondément ancrée aux États-Unis, est à la base de l'inquiétant essor des milices, du lobby des armes à feu, de la haine de l'État.
Ironie: McVeigh, un ancien héros de la guerre du Golfe, monomaniaque obsessionnel persuadé que le gouvernement fédéral est l'ennemi juré des libertés - dont le port d'arme individuel et la justice sommaire seraient les symboles par excellence - se voit aujourd'hui rattrapé par l'État fédéral, et par une loi du Talion qu'il ne désapprouverait pas lui-même.
Mais indépendamment de l'horreur du geste de McVeigh, le front anti-McVeigh manifeste également des tendances que l'on peut qualifier de fascisantes. De voir, le long des routes, ces effigies brûlées du meurtrier, ces sosies sanglés sur des chaises électriques, flanquées d'inscriptions haineuses, marquées d'un humour mauvais qui trahit une incroyable soif de vengeance, voilà qui donne froid dans le dos.
Où l'on voit un désir de lynchage, d'exécution populaire, de vengeance qui n'a qu'un rapport lointain avec la Justice. Où l'on mesure la popularité en flèche de la peine de mort, avec des condamnations qui remontent nettement depuis une vingtaine d'années.
Le débat jamais fini sur la peine capitale - comme celui de l'avortement - sont de ceux où la civilité d'une société peuvent se mesurer. Tout autant pour les arguments de fond qui se font face sans jamais emporter la conviction, que pour la façon même qu'on a d'argumenter.
N'allons pas prétendre qu'il n'y a qu'un "bien" libéral et progressiste qui va de soi (l'abolition inconditionnelle et sans exception pour les femmes en matière d'avortement), affrontant un "mal" réactionnaire et fascisant (la peine de mort en criant vengeance et en brandissant les têtes coupées; l'interdiction totale de l'avortement en invoquant la loi divine).
L'Amérique n'affronte pas ces graves questions sociales avec toute la sérénité qui s'imposerait. Tout de même, elle les affronte. Car, qu'on le veuille ou non, elles s'imposeront toujours à la conscience de l'humanité.

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