Les minorités silencieuses
Denise Bombardier, Le Devoir, 25 novembre 06
Contrairement à ce que suggèrent les frileux, le
débat sur l’accommodement raisonnable et les compromis
déraisonnables doit se faire. Rien n’est plus périlleux
à long terme que la politique de l’autruche, une posture
instinctive pour les esprits pusillanimes, les ténors de la
rectitude politique et les idéologues déguisés en
tolérants perpétuels. Disons-le clairement, Mario Dumont
n’est pas Le Pen, et une grande majorité des
Québécois préoccupés par les
dérapages que l’accumulation transformera en problème
social ne sont ni racistes ni antisémites. L’inquiétude
scandalisée de plusieurs citoyens ne les pousse pas
inexorablement vers l’exclusion et le rejet des autres.
Les exigences des groupes religieux fondamentalistes cesseront lorsque
ces derniers auront compris que notre tolérance molle a atteint
ses limites. En ce sens aussi, le débat est nécessaire et
salutaire. Pour qu’il se déroule sans dérapage, il est
bon de prôner la prudence, qui est le contraire de la couardise,
et d’entourer les échanges de toute la gravité qu’ils
nécessitent. Il faut aussi que les Québécois de
souche comprennent que ces groupes intégristes plongent
plusieurs de leurs coreligionnaires dans le malaise, la tristesse et
même la révolte.
On ne le répétera jamais assez: une majorité des
musulmans qui ont choisi de vivre parmi nous ne se reconnaissent
aucunement dans ces fanatiques religieux. Ils sont au contraire
nombreux à apprécier la liberté, la
tolérance, le sens de l’égalité qui sont le ciment
de nos valeurs communes. Oublie-t-on qu’ils ont souvent quitté
leur pays à cause des violations au quotidien des droits de la
personne? Demandez aux femmes musulmanes qui ne se voilent pas si elles
ont la nostalgie de leur vie antérieure d’êtres
inférieurs sur les plans juridique et social dans leur pays
d’origine. Demandez-leur si elles regrettent la soumission obligatoire
à leurs pères, maris et frères. Demandez-leur si
elles s’ennuient du temps où elles devaient se couvrir, souvent
de la tête aux pieds, s’habiller de noir, cette non-couleur pour
leur non-existence. Pleurent-elles d’avoir ici la possibilité de
choisir leur vie, leur mari, leurs amis, d’être
indépendantes financièrement du clan des hommes, de
choisir la contraception, de pouvoir avorter si elles le souhaitent et
de quitter leur conjoint en cas de violence conjugale?
Demandez à nombre d’hommes musulmans s’ils regrettent leur pays
où leur dissidence politique les menait dans des cachots
où on torture sans états d’âme. Demandez-leur s’ils
ont la nostalgie des vengeances claniques, de la violence au quotidien,
de la peur au ventre et de l’avenir bouché. Demandez-leur s’ils
ne préfèrent pas voir leurs filles s’affranchir du poids
d’une culture archaïque et leurs fils libérés d’un
machisme qui les emprisonne et les coupe du meilleur des femmes.
Les musulmans modérés vivant parmi nous sont une
minorité silencieuse. On pourrait leur faire reproche de ne pas
se faire entendre publiquement dans le débat actuel. Lorsqu’ils
réagissent par courriel, ils le font à titre privé
et exigent que leurs textes ne soient pas publiés. Ils
éprouvent de la difficulté à se distancer de ces
musulmans religieux. La peur n’est pas étrangère à
leurs comportements et elle s’explique par le conditionnement culturel
qui fut le leur. Ils craignent aussi les répercussions sur leur
communauté. La généralisation est leur bête
noire. Or les musulmans modérés, comme les sikhs
modérés, ont désormais le devoir de se dissocier
de ceux qui prétendent parler en leur nom et qui creusent un
fossé entre la société québécoise et
eux-mêmes.
Quant aux demandes récentes des hassidiques, il faut être
totalement inculte, ou de mauvaise foi, ou jongler avec
l’antisémitisme, pour les associer à la communauté
juive dans son ensemble. Les hassidiques constituent une secte, en
quelque sorte. Ils vivent en marge de la communauté juive et, en
Israël, ils sont aussi considérés comme une secte.
Toute généralisation dans le cas des juifs nous renvoie
à leur histoire séculaire de boucs émissaires.
Le débat sur ces questions n’est pas circonstanciel. Il est
fondamental. Mario Dumont est le premier homme politique à en
parler publiquement sans utiliser la langue de bois. Sous couvert de
confidentialité, des politiciens d’autres partis lui donnent
raison. Ce que plusieurs politiciens ne semblent pas comprendre, c’est
qu’ils doivent tenir compte de l’exacerbation actuelle d’une
majorité d’honnêtes gens qui ne sont ni des fascistes ni
des racistes mais qui se sentent bousculés dans leurs
convictions profondes. Ce sont les bien-pensants d’un supposé
progressisme tous azimuts, si prompts à taxer de racisme les
citoyens préoccupés par ces demandes
échevelées d’extrémistes religieux, qui creusent
le lit de la montée d’une éventuelle intolérance
populaire. Le débat actuel permettra d’éviter le
dérapage. La censure et le silence nous y conduiront à
coup sûr.
