Francesco Alberoni, "L'amitié"
(extraits)
Référence:
Alberoni, Francesco,
L'amitié,
Pocket # 4223, Paris 1995
La première rencontre
L'amitié commence comme un acte discontinu, un saut en quelque
sorte. C'est un moment pendant lequel nous éprouvons un
élan de sympathie pour quelqu'un qui nous inspire un vif
intérêt. Cette attirance peut se porter sur une personne
que nous connaissons peut-être depuis longtemps et que,
néanmoins, nous découvrons comme si nous la voyions pour
la première fois. Je nommerai cette expérience une
rencontre. Une rencontre est
toujours inattendue et pleine de sens. Avec l'immense majorité
de nos relations, nous ne sommes entraînés que
très rarement à faire le premier pas sur la voie de
l'amitié. Nous pouvons passer notre vie avec certaines personnes
sans que s'établisse le moindre contact, sans que
jaillisse la moindre étincelle qui nous attirerait vers elles et
nous ferait désirer les revoir, pour confirmer qu'un nouveau
processus relationnel est engagé. L'amitié est faite
d'une suite de
rencontres,
chacune reprenant la précédente, découvre une voie
nouvelle et ouvre des perspectives insoupçonnées. Dans le
cours d'une véritable amitié, cette situation se
reproduit indéfiniment. (p. 15-16)
Une rencontre n'est pas la reconnaissance d'une identité ou
d'une ressemblance. Elle est la découverte d'une
complémentarité réciproque. Mais il ne s'agit pas
d'une simple complémentarité de connaissances, l'un
profitant de certaines connaissances qu'il n'a pas, et vice versa. Une
rencontre conduit deux personnes différentes à voir de la
même manière une même réalité. Elle
leur permet de faire route ensemble vers leur propre identité,
vers la découverte de ce qui, pour chacune, est primordial. Elle
les porte côte à côte pour faire face à un
adversaire, pour affronter les ténèbres. Elles sont dans
la situation de compagnon de chasse ou de frères d'armes,
engagés ensemble dans la même bataille. L'autre n'est pas
à nos côtés par intérêt ou par calcul,
mais parce que telle est sa nature, pour parcourir ensemble un bout de
chemin. Une rencontre est la synergie de deux trajectoires
existentielles, de deux destinées. (p. 17)
La rencontre d'amour et la rencontre d'amitié
La rencontre est un événement discontinu, un
conglomérat de temps. Pour l'amitié, ces moments de vie
intense revêtent une grande importance. Ce qui se déroule
dans l'intervalle ne compte pas, nous pouvons aller jusqu'à
oublier notre ami quand nous ne le voyons pas. Voilà la preuve
de la différence radicale entre une rencontre et un amour
naissant. L'amour peut, lui aussi, commencer par une rencontre, mais sa
nature se dévoile quand nous sommes saisi par un besoin
impérieux de revoir celui, ou celle, que nous commençons
à aimer. Alors même que nous nous croyons
débarrassé de notre idée fixe, quand nous nous
disons: "Je n'y pense plus", en réalité, la personne
aimée est encore et toujours potentiellement présente.
Quel que soit le cours de nos pensées, elles nous conduisent
fatalement vers elle. Nous voulons être sans cesse à ses
côtés, rester le plus possible auprès d'elle;
jusqu'à l'étreinte, sans rien qui nous sépare,
même pas nos vêtements. Avant d'être un désir
sexuel, l'amour est un désir de fusion mentale et physique.
Une rencontre qui engendre une amitié ne comporte pas cette
violence du besoin. Nous sommes conscient qu'elle est chargée de
sens mais nous ne désirons pas la prolonger indéfiniment.
(p. 17)
"L'amitié est la forme
éthique de l'éros"
"Un ami pressent et suscite la meilleure part de nous-même, ce
que nous avons de plus humain, de plus spontané et
sincère, de plus généreux, de moins mauvais. Le
contenu fortement éthique de l'amitié vient à
l'appui de cette affirmation: "Dis-moi qui tu fréquentes et je
te dirai qui tu es." Les amis constituent une preuve objective de la
moralité d'une personne. Ils sont le signe de sa rigueur et de
son intransigeance, mais aussi de son goût pour l'intelligence,
ses capacités créatrices et même sa
tolérance." (p.39)
Egalité et indépendance
"L'amitié est, par essence, une relation entre deux individus
isolés, responsables d'eux-mêmes. Elle est aussi la
rencontre de deux êtres égaux. Peu importe que leur
situation économique ou sociale soit différente, ils ne
pourront être amis que s'ils se rencontrent comme deux personnes
souveraines et indépendantes, égales en puissance et en
dignité. /.../ L'amitié ne peut s'accommoder d'une
situation de besoin, demande d'aide sans cesse
réitérée. Elle est incompatible avec cette
exigence comme avec un déséquilibre dans le registre du
pouvoir." (p.48)
C'est une égalité fondée sur la
générosité et le désintéressement,
"chacun des deux amis peut sereinement venir solliciter l'autre." (p.50)
L'amitié "ne supporte ni maître ni geôlier, de
même qu'elle est incompatible avec l'obligation d'exclusive.
D'une part l'amitié ne supporte pas de pouvoir supérieur,
d'autre part elle est ouverte, libre et sereine. Si les lois de
l'oppression s'y manifestent, c'est un avertissement de l'imminence
d'une crise. " (p.60)
L'ami n'est pas un bienfaiteur. "La réciprocité
s'organise avec un ami, de telle sorte que nous ne nous sentons pas son
débiteur même s'il se montre très
généreux. Le débit et le crédit, entre deux
amis, sont si élevés qu'ils s'annulent et qu'aucun n'en
tient la comptabilité." (p.96)
De la jalousie
"Je réserverais plutôt le terme de "jalousie" à des
situations où l'amour est sans partage, où nous
désirons être le seul objet de préoccupation de
l'être aimé, à l'exclusion de tout autre, où
nous sommes anxieux à l'idée qu'il puisse en être
différemment. Comme l'ancien Dieu d'Israël, la jalousie
pose en principe: tu n'auras d'autre Dieu que moi-même. Et cela
ne suffit pas. Pour qu'il y ait jalousie, la personne jalouse doit
craindre d'être trompée. La jalousie comporte toujours du
délire. Le jaloux est obsédé par la crainte
d'être abandonné pour un autre." (p.60)
Choisir un cadeau pour quelqu'un qu'on
aime
"La différence entre un amoureux et un ami se perçoit
très clairement à l'occasion du choix d'un cadeau.
L'amoureux choisit un cadeau qui rendra la personne aimée encore
plus belle et plus désirable à ses yeux. /.../ En
réalité, aucun des deux ne se préoccupe de
satisfaire les goûts de l'autre ou de lui plaire. Les cadeaux de
chacun ne sont destinés qu'à rendre le partenaire encore
plus désirable pour soi-même. Au contraire, pour un cadeau
destiné à un ami, nous n'arrêterons notre choix que
dans le but de lui faire plaisir, de l'enrichir et de le valoriser
selon ses propres critères. Il pourra nous arriver de lui offrir
un présent qui le surprendra. Mais nous serons toujours attentif
à accorder notre choix à ses intérêts,
à ses goûts et à sa sensibilité." (p.62)
De l'amitié entre Narcisse et Goldmund (de Hermann
Hesse)
"La première rencontre des deux amis aurait pu êtrre le
prélude à un amour homosexuel. On comprend cependant
clairement qu'il est question d'amitié quand Narcisse dit
à son ami: "Nous n'avons pas à nous rapprocher... Notre
but n'est pas de nous fondre l'un dans l'autre mais de discerner l'un
l'autre ce que nous sommes et d'apprendre chacun à voir et
à honorer ce qu'il est vraiment: le contraire et le
complément de son ami." (p.86)
Fin d'un amour ou d'une amitié
"Les relations érotiques, à la différence de
l'amitié et de l'amour, peuvent cesser instantanément et
sans regrets, sans remords ni rancune. L'amour, lui, ne cesse qu'au
terme d'innombrables frustrations. Si elle est trompée ou
déçue, l'amitié meurt en laissant un traumatisme.
Comme l'amour, elle se termine dans la douleur et l'amertume et laisse
un sentiment de déception durable." (p.104)
Les amitiés dites spirituelles
(Comme celle de Marx et Engels, Rudolf von Jhering et Carl Friedrich
von Gerber (juristes allemands) )
"Ce qui est frappant dans ces amitiés spirituelles est de voir
chacun se sentir profondément différent de l'autre et
admirer précisément ce en quoi l'autre est
différent de soi. /.../ Dans une amitié spirituelle,
chacun fait un effort pour s'élever à la hauteur de
l'autre et se sent aidé dans cet effort." (p.142)
"Dans l'amitié spirituelle, la vertu est donc aussi
arétê, excellence.
Chacun admire l'autre, est fasciné par son excellence et donne
ainsi à l'autre la reconnaissance la plus prisée:
être apprécié et compris de ceux que leur titre
autorise à le faire." (p.143)
C'est pourquoi on peut dire que "l'amitié sert à
compléter la personnalité de chacun; elle mène
à terme leur identification propre." (p.145)
Les différents sens ou
degrés de l'amitié
1) Les amis comme connaissances: gens qui ne nous sont pas
indifférents, il y a des affinités, de l'entraide, de
bons rapports.
2) Pas ennemi, du même bord (solidarité collective); amis,
"frères", camarades, compagnons (de lutte)
3) Associés en fonction des intérêts,
professionnels ou autres; relations entre collègues, voisins.
4) La sympathie amicale: ceux et celles qu'on aime fréquenter,
qui sont sympas et qu'on respecte. (Souvent passager et superficiel.)
5) Les véritables amis.
Définitions de l'amitié
ou de l'ami
- "L'état d'une personne qui en aime une autre, qui
désire lui faire du bien et qui considère que son
sentiment doit être partagé." (JM Reisman, cité
p.11. A noter que c'est là davantage une définition de
l'amour en général. St-Thomas disait que "Aimer, c'est
vouloir rendre l'autre heureux".)
- "L'amitié n'existe pas sans estime et sans respect mutuel,
elle n'existe pas davantage sans communauté d'attitude morale.
Elle est aussi amour. L'amitié est la forme spécifique de
l'amour qui a pour objet un être que l'on apprécie et qui,
d'un point de vue éthique, se conduit correctement." (p.37)
- "L'amitié est la forme éthique de l'éros."
(p.39)
- "Le véritable ami est celui qui reste à mes
côtés et qui me soutient quand tous les autres renoncent.
C'est celui qui résiste à l'épreuve de la lutte,
car la lutte implique un choix. Et c'est moi qu'il a choisi, entre
tous. Il n'y a pas d'amitié sans choix." (p.152)
- "Un ami est celui qui me rend
justice au sens profond et fondamental du terme. /.../ Un ami
choisit mon camp, se bat avec moi et pour moi et, si c'est
nécessaire, il me venge. Ce faisant, il me rend justice." (p.37)
- "L'amitié est une demande d'attention
particulière." (p.41)
- "Un ami est celui qui vous ouvre si vous avez frappé, qui
vous donne si vous demandez, sans tenir la comptabilité de ses
dons." (p.52)
- "Il est un complice qui nous aide à nous emparer du
monde." (p.91)
- "L'amitié est un cheminent loyal, à deux, dans la
traversée de la vie." (p.100)
- "L'amitié est estime et respect de l'autre." (p.119)
- L'amitié est un dépassement des contradictions et
difficultés (les divergences et écarts de points de vue).
(p.136)
- "Quand deux personnes, indépendamment de leurs rapports
sociaux, s'estiment, ont du plaisir à être ensemble et se
traitent sur un pied d'égalité, on peut dire qu'elles
sont amies." (p.154)
- "Nous qualifions d'amis fraternels deux amis qui partagent tout,
dans le bonheur comme dans le malheur." (p.154)
- Le désir d'amitié est le "désir d'être
compris, sollicité, apprécié pour
nous-même." (p.132)
- Alberoni parle de l'étonnement et de la joie de rencontrer
des êtres qui nous correspondent (p.132). Alors, on peut
définit un ami comme... un
être qui nous correspond!
Les différents
éléments d'une véritable amitié
- La sincérité dans les rapports personnels.
- Elle intervient dans le domaine privé le plus strict.
- Elle fonctionne d'égal à égal.
- Pour Aristote, elle est fondée sur la vertu et non
l'intérêt.
- Il y a intimité profonde, il y a partage de nos soucis les
plus personnels.
- Une joie particulière est ressentie.
- On ressent son bonheur aussi fortement que si c'était le
nôtre.
- Sentiment de sincérité et de transparence,
associé à la confiance et à la proximité.
- La limpidité.
- On laisse exprimer la meilleure part de nous-même.
- Le dialogue, l'échange sur nous.
- L'authenticité
- La réciprocité
- Aide mutuelle à découvrir ce qui nous est
essentiel, et s'en approcher toujours davantage.