Je l'ai vu, dans ses yeux, le grand mépris des
choses vivantes. Je l'ai vu, mais je n'ai pas voulu y croire. Pas avant
qu'il n'ait été trop tard pour revenir en arrière. Je n'ai rien pu faire
contre la force destructrice qui s'est abattue sur lui, sur nous.
Il a pourtant été bon pour moi. Lorsque je l'ai
vu pour la première fois, j'ai ressenti un trouble que je n'avais jamais
senti auparavant. Ce malaise me droguait, me grisait. Je flirtais avec
le danger, et cela m'exaltait au plus haut point. Nous n'avons jamais
été proches l'un de l'autre. Sa conception du monde lui interdisait de
s'attacher aux vivants. Mais je m'accrochais au mystère d'ombre qui flottait
autour de lui, et je m'enfonçais peu à peu dans son obscurité. Je renonçai
peu à peu à la lumière du jour. Je me plongeai dans son univers.
Je ne sais trop pour quelle raison il m'a laissée
m'infiltrer dans sa vie. Peut-être la solitude lui pesait-elle trop, en
fin de compte. Peut-être aussi son instinct lui dictait-il de prendre
une compagne. Pour une raison que j'ignore, il me laissa prendre place
parmi ses objets divers. Avait-il conscience que je vivais? Je n'étais
pas un autre objet à sa collection. Les objets existaient dans son univers.
Pas les vivants. J'étais une abstraction pure et simple et incompréhensible.
Il n'en était pas heureux, il n'en était pas triste. Ceci était, et c'était
bien ainsi.
Il menait une vie triste, solitaire. Sans travail,
il partait sur les routes plusieurs heures de suite, marchait beaucoup,
mangeait peu, quêtait parfois, et rencontrait beaucoup de gens. Je ne
savais pas très bien où il allait, et il ne m'en parlait jamais très clairement.
Il ne m'adressait que rarement la parole, sauf quand il avait fumé. Il
me racontait alors des histoires terribles, noires, sombres, des histoires
d'horreur, de meurtre, de sang, de viol. Il me faisait peur, dans ces
moments-là. Pour ma part, je ne fumais jamais. Pas avec lui en tout cas.
Peut-être avais-je un peu peur et voulais-je rester le plus apte possible
à me défendre ou à me sauver. Je ne lui faisais pas confiance. Mais il
finissait toujours par venir vers moi en douceur, ses yeux de prédateur
me fixant comme une proie. Ses mains sur ma peau traçaient des ronds de
feu. Il m'emplissait d'un brasier que je n'avais connu nulle part ailleurs.
Et, satisfaite, je dormais dans le lit d'un étranger.
Je le vis cependant changer, peu à peu. Il ramena
un jour d'une de ses expéditions des drogues autrement plus dangereuses.
Il devenait plus impatient, plus violent aussi. Il partait plus longtemps,
dormait dans la rue, puis restait couché des journées entières. J'ai vu,
dans ses yeux, la pulsion de mort. Elle y était écrite aussi clairement
que si elle avait été peinte sur un mur en lettres de sang. J'ai senti
ses étreintes perdre leur douceur et devenir violentes, rudes. Que je
sois avec lui ou pas n'avait jamais importé, mais, alors qu'auparavant
il le tolérait avec bonne humeur, maintenant il semblait en faire un état
de choses stable, nécessaire, mais désagréable. Il ne m'adressait plus
jamais la parole. Un jour, drogué, il se mit à me frapper. Il ne s'en
souvenait plus lorsque, un peu plus tard, il se réveilla, me trouvant
couverte de bleus. Il partit longtemps. À son retour, il m'a apporté un
cadeau, une bague en or. Je n'ai jamais su où il avait trouvé l'argent.
Je n'ai jamais compris son geste non plus. Il
m'a regardée tendrement, m'a pris la main et, la baisant, m'a mis la bague
à l'annulaire gauche. Puis, sans dire un mot, il a rassemblé ses affaires
et est parti. Je ne sais pas où il est allé. Je ne sais pas pendant combien
de temps il a erré. Je l'ai cherché longtemps, sans succès, jusqu'à ce
que, la semaine passée, je lise dans le journal qu'il avait sauté en bas
du pont Champlain.
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