Létranger
Le journal sur la table, grand ouvert, un fait absolument
divers. Je regarde la bague à mon doigt, lenlève, la dépose. Elle
na plus sa raison dêtre. Le journal grand ouvert, et moi je
marche dans lappartement, parmi ces meubles qui ne sont pas à moi,
qui ne sont plus à personne. Je devrais pleurer, mais je ressens plutôt
un immense soulagement. Le journal, ouvert, un fait divers.
Je l'ai vu, dans ses yeux, le grand mépris des choses
vivantes. Je l'ai vu, mais je n'ai pas voulu y croire. Je côtoyais un
volcan endormi. Je voyais la violence enfouie proche, toute proche, refoulée,
ignorée depuis si longtemps. Une vie bâtie sur le refoulement. Je flirtais
avec le danger, avec linconnu, et cela me grisait, mexaltait.
Je m'accrochais au mystère d'ombre qui flottait autour de lui, et je m'enfonçais
dans son obscurité. Je renonçais peu à peu à la lumière du jour. Je me
plongeais dans son univers.
Le soleil est brillant, les feuilles des érables écarlates.
Il fait chaud dans lappartement. Jai repeint les murs hier,
car je sais maintenant quil ne reviendra pas. Le journal offre ses
lettres au plafond, mais je ne les regarde plus, je connais le texte par
cur, à force de lavoir trop lu. Un fait divers. Jai
jeté ses revues aux poubelles.
Je me suis engagée dans sa vie, dans notre vie,
sans savoir, ou sans vouloir savoir. Il ma laissée minfiltrer,
peupler son existence, sans que je sache pourquoi. Nous n'avons jamais
été proches l'un de l'autre. Il ne semblait pas désirer ma présence. Peut-être
la solitude lui pesait-elle trop, en fin de compte. Pour une raison que
j'ignore, il me laissa prendre place parmi ses objets divers. Je peuplais
son monde, mais jétais une étrangère. J'étais une abstraction pure
et simple et incompréhensible. Il n'en était ni heureux, ni triste. Jétais
là, et c'était bien ainsi.
Je me lève et ouvre la fenêtre. Dernier jour de temps
doux, peut-être, avant lhiver. Il faisait si froid hier. Jai
porté ses vêtements à la friperie, on men a donné quelques dollars.
Le marché aux puces sest occupé du reste. Le vent souffle, le journal
ondule. Mots sinistres. La même page, depuis une semaine.
Il menait une vie solitaire malgré ma présence.
Sans travail, il partait sur les routes plusieurs heures de suite, marchait
beaucoup, mangeait peu, quêtait parfois. Il rencontrait beaucoup de gens,
sans aimer ni connaître personne. Il na jamais compris ses semblables.
Je ne savais pas très bien où il allait. Il ne m'en parlait jamais clairement.
Mais il ramenait souvent, de ses vagabondages, de petits sacs odorants.
Jobservais ses grandes mains agiles égrener lentement les herbes,
y mêler du tabac, les déposer délicatement sur le papier puis les y enrouler
adroitement. La flamme jaillissait. Il ne me parlait que lorsquil
était entouré de fumée. Il me racontait alors des histoires terribles,
sombres, des histoires d'horreur, de meurtre, de sang, de viol. Il me
faisait peur, dans ces moments-là. Mais il finissait toujours par venir
vers moi en douceur. Ses mains sur ma peau traçaient des ronds de feu.
Il m'emplissait d'un brasier que je n'avais connu nulle part ailleurs.
Et, satisfaite, je dormais dans le lit d'un étranger.
Le thé est brûlant, je le pose sur la table. Le papier
du journal a jauni. Le faible soleil de la dernière semaine la altéré,
déjà. Je me lève pour fermer la fenêtre. Il y a un merle dans les parages.
Il chante toujours quand le soleil descend. Ma bague est toujours sur
la table. Sous la lumière qui faiblit, je vois toutes les nuances de la
pierre. Verte, profonde, comme le fleuve, froide aussi, comme le fleuve.
Il a fait si froid la semaine dernière. Jai vidé la poudre dans
les toilettes, jeté les seringues aux poubelles.
Je lai vu changer, peu à peu. Il ramena un
jour d'une de ses expéditions des drogues autrement plus dangereuses.
Il devenait plus impatient, plus violent aussi. Le volcan peu à peu sortait
de sa torpeur. Il partait plus longtemps, dormait souvent dans la rue,
puis, lorsquil rentrait, restait couché des journées entières. J'ai
vu, dans ses yeux, la pulsion de mort. Elle y était écrite aussi clairement
que si elle avait été peinte sur un mur en lettres de sang. J'ai senti
ses étreintes perdre leur douceur et devenir violentes, rudes. Que je
sois avec lui ou pas n'avait jamais importé, mais, alors qu'auparavant
il le tolérait avec bonne humeur, maintenant il semblait en faire un état
de choses stable, nécessaire, mais désagréable. Il ne m'adressait plus
jamais la parole.
Il fait nuit. Jai repris ma bague auprès du
journal. Elle me réconforte. La propriétaire est venue aujourdhui.
Elle ne sest pas inquiétée de le savoir disparu. Jai payé
le loyer. Elle na posé aucune question. Alors je reste seule. Cest
mieux ainsi. Les gens ne comprennent pas ce que jai vécu, il nont
jamais compris. Je ne supportais pas leurs regards de pitié.
Un jour, drogué, il sest mis à me frapper.
Il était dans une rage terrible. Il a cassé un chandelier et un miroir,
il a renversé la table, puis il sest effondré. Il ne s'en souvenait
plus lorsque, un peu plus tard, il sest réveillé, trouvant lappartement
saccagé. Puis il a vu ce quil mavait fait. Il est parti longtemps.
Je pensais quil ne reviendrait pas.
Je ne peux pas dormir. Le journal est là, toujours.
Je nai pas osé y toucher depuis que je lai posé là, après
avoir lu larticle. Je nai fait que trembler. Pas de larmes.
Pas de cris. Un immense tremblement, qui ma secouée tout entière,
puis plus rien. Il y a des gens dehors. Je mhabille. Je suis étrangère
à cette terre. Le bar juste en face de chez moi est encore ouvert. Des
gens jouent au billard. Je commande une bière. Personne ne vient me parler.
Cest mieux ainsi. Je ne veux pas parler.
Il était resté secret pour moi, incompréhensible.
Je croyais lavoir compris, mais je me trompais. Quand il est revenu,
plusieurs jours après mavoir battue, il ne ma rien dit. Il
a saisi ma main, tendrement, et a glissé, à mon annulaire gauche, une
bague en or. Puis, sans dire un mot, il a rassemblé ses affaires et est
parti. Je ne sais pas où il est allé. Je ne sais pas pendant combien de
temps il a erré. Je l'ai cherché longtemps, sans succès.
Je rentre chez moi. Il est deux heures. Je laisse
glisser mes vêtements sur le sol. Ma chemise de nuit est douce et fraîche
sur ma peau. Le journal, toujours, sur la table. Un fait divers. Un autre
pauvre fou, encore, la semaine dernière, sest jeté dans le fleuve
du haut du pont.
Le fleuve était glacé, le pont était désert, et
lui, désespéré.
2 avril 2000
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