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AVRIL 2000
 MAI 2000
 JUIN 2000

AUTOUR D'UNE TABLE DRESSÉE
 

Au sein de mornes journées de grippe, une surprise m'attendait. Dès le lever, le geste premier et mille fois répété d'ouvrir le store pour saisir toute la fraîcheur d'un nouvel aujourd'hui, m'offrait le spectacle des ébats joyeux de toute une nuée d'oiseaux. Un ballet de battements d'ailes et de becs fureteurs m'était présenté. J'ai souri de plaisir, d'étonnement aussi de les voir aussi nombreux. La journée ne pouvait pas commencer sous de meilleurs et de plus riants auspices. Le monde noir de la maladie allait devoir céder le pas à la fête.

Tandis que les étourneaux envahissaient la pelouse et picoraient au sol, les juncos se pressaient autour de la mangeoire ou attendaient leur tour, fébriles, se déplaçant de branche en branche dans le bouleau au feuillage encore tout doré. Fragile bouleau, mais brave devant le froid et la neige précoce de ces derniers jours. Je sais que pour un bon moment encore, il me fera du soleil, même au cœur du temps gris. Et mes amis, dans leur chahut, me faisaient penser à de gais convives se mettant à table pour un repas de fête.

La fête était aussi pour moi. Ce petit monde ailé que j'aime tant, m'a mis une telle joie au cœur que tout m'est apparu plus beau malgré les ennuis de la réclusion : le bleu du ciel, plus bleu, la lumière, plus lumineuse. J'ai compris alors ce que signifiaient ces mots entrevus quelque part : "C'était comme le chant d'une privation".

Puis, ma pensée s'est égarée dans un autre sentier et je me suis dit que la table du monde, elle, est dressée pour tous ; et pourtant, beaucoup en sont exclus. Ce n'est pas juste ; mais j'essaie de ne plus attendre la justice sur la terre des hommes. Sans cesser pour cela de l'espérer. Le respect, l'attention des uns pour les autres, la compassion, seuls, pourront la faire naître. Mais la justice n'est pas première dans l'échelle des valeurs humaines. Pour en revenir à mon propos du début, Christian Bobin m'aide à résumer mon impression, avec sa manière si particulière et si poétique d'écrire avec des mots de tous les jours : "Engager jusqu'au dernier sou de mon âme et recevoir en échange toute la création." Tout espérer, en somme et recevoir mille fois plus.

Ce matin, j'ai le sentiment de recevoir, en échange de quoi, je me le demande, toute la création. Je crois plutôt que tout m'échoit gratuitement : ce carré de pelouse devenu soudain si plein de vie légère et grave à la fois, la lumière penchée et si douce de l'automne, le ciel tendre, la nature rendue plus vulnérable du fait de son dénuement, tout ce qui fait qu'être heureux est possible, appartient à tous. Ce cadeau ne se divise pas en se partageant ; il est offert en totalité à chacun. Une part qui se multiplie à partir de regards aimants.

Les oiseaux, "les premiers locataires de la Bible" dit encore notre poète, m'ont quittée en me laissant cependant un message : la vie toute simple, presque nue mais si riche dans sa pauvreté, attend le "dernier sou de notre âme", donc notre confiance totale pour se donner à nous.

Cette joie que j'ai reçue, ce petit rien aux yeux des gens assoiffés d'efficacité et de rendement, m'accompagnera toute la journée.

Semaine du 29 octobre 2000


TROP, C'EST COMME PAS ASSEZ
 

Mes violettes refusaient carrément de fleurir. J'étais perplexe et déçue, je l'avoue. Pourtant, rien ne semblait leur manquer : une bonne terre, de l'engrais, de la lumière et de l'eau en abondance. Rien n'y faisait. Pendant un an, leurs belles feuilles m'ont narguée de leur bonne santé, mais les fleurs me boudaient.

Et cela a duré jusqu'au jour où j'ai compris que je les importunais ; trop de ceci, trop de cela. Je m'inquiétais, j'attendais impatiemment qu'elles répondent à mon désir. Alors j'ai décidé de les laisser vivre à leur guise tout en leur procurant le nécessaire, sans plus. Libérées de mon affection un peu trop pesante, elles ont enfin pu s'épanouir.

On me fera sans doute remarquer que de se préoccuper à ce point des fleurs quand des événements plus graves occupent le monde est plutôt futile ou puéril même. Saint-Exupéry s'est attardé au sort d'une rose délaissée, pourquoi ne pourrais-je pas me tracasser pour mes violettes brimées ? Ce sont des créatures, tout comme nous, et à ce titre, elles méritent du respect.

Établir une comparaison entre les plantes et nous pourra paraître un peu naïf à certains, mais je persiste à croire qu'elles sont un peu à notre image. L'idée n'est peut-être pas si incongrue quand on songe que, dans la nature, il existe une réelle unité dans une infinie diversité. Et les plantes participent d'une certaine manière de cette vie qui nous est impartie.

Le dicton populaire qui suit reflète une grande sagesse : "Trop, c'est comme pas assez ". Un surplus peut devenir un manque. Et en l'occurrence, trop de sollicitude équivaut à un manque de liberté, d'espace. Les plantes aussi peuvent être inhibées par un surcroît de soins. Par contre, si on leur donne tout ce dont elles ont besoin, sans exagération, elles sauront bien, l'heure venue, sortir leur atours de boutons et de fleurs pour notre plus grande joie.

La preuve des bienfaits de mon changement d'attitude, c'est qu'elles me gratifient de leurs plus belles fleurs : mauves, violettes ou blanches, toutes serrées les unes contre les autres en de belles touffes. Suprême reconnaissance pour mon détachement à leur égard.

N'est-ce pas qu'elles nous ressemblent ? Bien sûr, nous avons besoin de beaucoup d'attention, d'écoute, d'affection, mais sans qu'on envahisse notre espace vital. Les autres ne nous appartiennent pas et nous n'appartenons qu'à nous-mêmes. La sollicitude, quelle qu'elle soit, peut devenir étouffante, car elle prive d'espace et de liberté.

Août 2000


UNE PENSÉE QUI NE MEURT PAS
 

Il existe des écrivains qu'on ne lit plus, qui ne sont plus à la mode. Leur style nous paraît d'une autre époque, leur langue désuète. Bref, ils ne nous parlent plus, leur pensée n'a pu traverser le temps, elle n'était pas écrite pour toutes les époques. Peut-être avons-nous changé ? Nos préoccupations, nos goûts, nos âmes surtout ne sont plus les mêmes.

D'autres par contre ne mourront jamais, semble-t-il, et parmi ceux-là, j'aime particulièrement Georges Duhamel. Cet écrivain intimiste, humain et profond me rejoint au plus creux de moi-même. La langue qu'il utilise me fait rêver. C'est un poète, mais bien enraciné dans le sol qu'il foule. Sa relation avec les êtres qu'il côtoie et rencontre est empreinte de respect. S'il n'arrive pas toujours à les aimer, il se montre intéressé à percer leur mystère.

Je n'ai pas lu toute son oeuvre, loin de là ; mais, parmi les livres qui me sont tombés sous la main, rares sont ceux qui m'ont déçue ou qui ne m'ont pas donné matière à réflexion. S'il parle d'abondance, c'est que son cœur est débordant. À voir la part qu'il prend des joies et des peines des autres, on ne peut se l'imaginer que rempli de tendresse.

Médecin de profession (et à ce titre, il a été appelé à soigner les soldats blessés durant la guerre de 1914-1918), il ne se satisfait pas de soigner des corps : il guette la lueur dans le regard, le geste qui trahit la détresse ou la reconnaissance. On le voit se soucier de celui qui souffre, de ce qu'il vit et chercher à reconstituer ce qui fait sa vie " avec une pieuse, une ardente patience".

Tirée de son livre La possession du monde (au départ, il explique que possession ici, signifie pour lui reconnaissance et compréhension ), une phrase me frappe : (...) un homme peut se soustraire à l'indiscrétion, il n'échappe pas à l'emprise de la contemplation et de l'amour. Au fil des pages, j'ai le sentiment que cet écrivain était un contemplatif des hommes, de tout ce qui est grand et beau. Méditatif, curieux de tout, il fait bon l'écouter, nous inviter à nous délivrer de nos petites curiosités serviles et ( ...) chanter l'éloge de la grande, de la divine curiosité ..

Georges Duhamel n'était pas croyant mais on le sent profondément religieux. La citation suivante le prouve tout en résumant l'homme et sa pensée : Il ne faut pas perdre contact avec l'univers si l'on veut vivre en état de grâce

Semaine du 23 juillet 2000


UN PAN DE MUR À L'OMBRE
 

L'écriture est une parole qui ne se livre jamais entièrement. Elle doit être entourée de silence sinon elle devient bavardage et enflure du moi. Ce qui est déposé sur le papier n'est qu'une partie de ce qui pourrait être écrit. Un pan de mur reste à l'ombre et c'est le morceau de soleil que l'écriture offre qui permet au lecteur de cheminer avec les mots. Il n'y a plus de bonheur à lire quand il n'y a plus d'espace pour réfléchir.

C'est peut-être ce silence qui accompagne les mots qui fait respirer et vivre le livre et qui rejoint celui qui lit. Qui permet aussi à certaines phrases de se détacher des autres, à l'essentiel de se dégager de l'accessoire, de laisser au lecteur la responsabilité de décoder le non-dit.

La parole qui découle d'une pensée vraie est ordinairement pleine de sens. Si, en plus, elle est belle, c'est qu'elle a été écrite avec amour. Et parce que l'écriture se doit d'être vivante, les mots bougent, ajoutent du sens au sens, dérangent, reviennent à la charge et s'incorporent à notre vie, même à notre insu. Une parole peut changer la vie. Christian Bobin dit que l'écriture est comme une pluie d'été. J'en déduis que pour lui l'écriture doit être à l'image de l'eau : elle nourrit l'âme et le cœur comme l'eau fait germer et alimente les plantes. C'est la mission de l'une et de l'autre.

L'écriture ne peut pas et ne doit pas tout dire. D'abord parce que les mots ne peuvent pas exprimer l'indicible, le mystère qu'on pressent en soi, dans tout ce qui nous entoure et dont la vie nous cache la clé. Spontanéité et retenue, besoin de dire et besoin de rejoindre s'opposent parfois; mais ce qui importe par-dessus tout, c'est de dire le vrai, qui n'est pas nécessairement le réel apparent, mais plutôt ce qui se cache derrière les apparence.

S'il existe toutes sortes d'écritures, il y a aussi différents lecteurs. Les uns veulent augmenter leurs connaissances, s'informer; d'autres préfèrent les lectures qui les aident à vivre mieux et plus, à nourrir leur âme et leur cœur. D'autres encore se tournent vers des lectures légères qui leur permettent de s'évader de leurs soucis et de leurs préoccupations sans leur demander un effort de réflexion.

On n'attend et ne retient des livres que ce qui s'apparente à ce qu'on est déjà ou à ce qui est enfoui au plus profond de soi et qui attend d'être libéré. Certains livres ont le don de nous révéler à nous-mêmes. Je connais quelques écrivains qui me sont si proches qu'ils deviennent des amis. J'aime vivre en leur compagnie parce qu'ils remuent ce qu'il y a de meilleur en moi et me font vivre.

Je redis que j'aime les petits livres, silencieux et denses à la fois, qui ne pèsent rien à la main mais déposent un poids d'amour et d'espoir sur mon cœur. J'aime les auteurs qui ont traversé les âges sans vieillir et ceux qui ne sont pas encore gâtés par une trop grande popularité. Ils n'ont pas besoin d'entretenir une renommée et osent rester vrais. Avec eux, je me sens bien, une intimité est créée qui se fait très douce. Ici, il me vient à l'idée de comparer un écrivain sincère à un musicien plus soucieux de servir la musique que de s'en servir pour éblouir sans émouvoir, sans allumer cette flamme qui nous rend plus humains et favorise un accroissement de vie.

Je laisse à nouveau la parole à Christian Bobin. De deux auteurs sans renom mais qu'il aime particulièrement, il dit : "Ils sont vivants, c'est-à-dire qu'ils échappent à tout, et déjà à eux-mêmes. Ils sont vivants, ils sont libres, ils me libèrent."

Semaine du 16 juillet 2000


LES TROIS ÂGES DE L'ÉTÉ

Bel été au goût de vacances, de liberté et de fruits frais. Saison de nouveau ressuscitée, sortie toute pimpante d'un printemps magique. Celui-ci, tel une fée d'un coup de sa baguette, a fait surgir la vie qui s'était retirée pour mieux s'élancer. D'un long repos, elle est passée à une extrême activité. J'aime l'enfance de l'été, son innocence et son ardeur à vivre.

Nous n'échappons pas à cette fébrilité : une vigueur toute neuve nous anime, nous met dehors avec pelles et râteaux pour rafraîchir et embellir nos parterres et nos jardins. Partout, les fleurs aux tons les plus chauds rivaliseront de beauté.

J'aime les ciels doux de mai et de juin, leurs couleurs fraîches. La palette du peintre n'en dispose pas de plus chatoyantes et ses pinceaux, si habiles soient-ils, ne peuvent pas rendre avec la même intensité, la poésie et le mouvement de la vie qui jaillit de la nature à cette époque.

J'aime ce commencement et ce mouvement qui mènent à la plénitude. Les oiseaux répondent à l'appel de la vie et la chanteront jusqu'aux chaleurs humides de juillet, pour se retirer ensuite dans les bois, ou s'envoler vers d'autres cieux.

J'aime moins la jeunesse insolente de juillet, son soleil trop brûlant, qui, de son zénith, darde ses feux en trouant un ciel blanc, voilé de brume. Juillet où la lumière crue et droite vient fouiller toutes choses sans laisser de liberté à l'ombre qui leur donnerait du relief. Il aura aussi raison du teint clair de la verdure qui, peu à peu, s'affadira. Je trouve difficile parfois cette période, ses nuits lourdes qui perturbent le sommeil.

J'aime mieux l'âge mûr du mois d'août, plus serein, moins fougueux, mais généreux. Les pommes toutes dodues pendent à leur branche et auront, au début de l'automne, une peau vermeille. Août et son soleil qui penche, sa luminosité toute particulière laisse traîner une certaine nostalgie, celle des êtres qui se savent mortels et qui s'attardent avec regret avant de se dépouiller tout à fait.

Semaine du 9 juillet 2000


AH! LES FRAISES!

C'est déjà le temps des fraises, le temps de cueillir les premiers fruits de la saison. J'en ai déjà le goût sur la langue. Alors, je me fais des provisions de plaisir pour qu'il ne s'épuise pas trop vite. Y a-t-il un autre fruit qui soit aussi tentant, qui nous fasse saliver et savourer d'avance des desserts qui soient succulents autant que somptueux?

La fraise de grosseur moyenne, la meilleure, rouge prononcé jusqu'au cœur, tendre, sucrée, au parfum sans pareil, c'est un pur délice. Délice plus grand encore si on peut se permettre d'aller les cueillir soi-même : tôt le matin, quand le soleil n'est pas encore trop brûlant, ou au soleil couchant, quand ses feux atténuent leur ardeur.

Accroupis, les cueilleurs se partagent d'immenses champs taillés en longues allées rectilignes, s'étendant presque à perte de vue et regorgeant de cette merveille. Chacun choisit les plus belles, les plus mûres, qui, souvent se cachent sous le feuillage et prennent leur temps pour arriver à maturité. L'ambiance qui règne là est presque recueillie : les conversations sont plutôt rares, feutrées, anodines car les lieux commandent le respect. La fraise est reine. Pas de cris, pas de bruit autre que celui du petit train qui nous conduit aux champs et nous en ramène une fois la cueillette terminée. Les fruits couleur grenat s'entassent dans les contenants qui débordent.

La fraise, ce cœur saignant, sa forme, sa couleur, sa plénitude et tous ces minuscules grains plantés dans sa chair pulpeuse, juteuse, c'est déjà la volupté du regard avant de devenir celle de la langue et du palais. Volupté qu'on s'offre sans remords et qu'on savoure sans jamais éprouver de satiété, et cela, jusqu'à la fin de la saison des fraises de chez-nous. Celles qu'on nous propose dans les marchés d'alimentation, hors saison, n'ont pas ce moelleux, ce teint qui fait envie, ce goût de soleil et de vacances. Elles sont raides, presque blanches vers le cœur, trop grosses et peu goûteuses.

Je rêve d'un plat de fraises fraîches arrosées de quelques filets de sirop d'érable que je m'offrirai comme un luxe de si brève durée qu'il me faut en profiter sinon en abuser. Je croque en pensée ces beautés et d'avance, les petits grains crissent sous ma dent.

Quinze jours, trois semaines tout au plus et ce bonheur délicat, même s'il est à ras de terre, sera passé. Cependant, il y aura les confitures qui prolongeront le plaisir au cours de l'année. Les fraises qu'on laisse macérer dans le sucre toute la nuit pour les faire cuire le lendemain et dont le parfum emplit la maison ont le don de nous mettre en appétit. Quelques pots qu'on fera durer le plus longtemps possible. Un plaisir qui a goût d'été commençant, de chaleur douce, de nature fraîche que le soleil de juillet viendra accabler.

Les petits déjeuners deviennent une fête quand on étale sur le bon pain grillé cette gourmandise fine. Et pourtant, elle me cause une certaine nostalgie : je me souviens des petites fraises des champs que nous allions cueillir en famille et dont notre mère faisait des confitures dignes des dieux de l'Olympe. Une saveur si fine, une texture si onctueuse qu'elles font pâlir celles qui sont confectionnées avec les fraises cultivées.

Puis, il y aura les fraises qu'on aura mises à congeler. Elles seront un rappel, mais elles auront abandonné leur rondeur, la fermeté en même temps que la "tendreté" de leur chair.

Comment oublier la tarte aux fraises, la divine tarte aux fraises? Et le jus couleur de rubis qui s'en échappe, si abondant qu'il faut le prendre à la cuillère en oubliant les bonnes manières? Que dire aussi du short cake, cette autre splendeur culinaire? Vous y ajoutez de la crème fouettée? Moi, je le nappe de sauce anglaise. Mais peu importe que les fraises soient accompagnées ou non, elles sont en elles-mêmes un régal.

Quelle patience nous faudra-t-il pour attendre la venue de ce fruit fait pour le bonheur des yeux, de la bouche et qui nous donne envie de dire merci.

Semaine du 2 juillet 2000


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