C'est aller tout droit au coeur d'une question qui depuis quelques années, longtemps en secret, gênait bon nombre des 29 pays qui dans le cadre de l'OCDE avaient été appelés à discuter de ce qui était devenu le projet d'une sorte de grande charte des sociétés transnationales. Chacun des participants ajoutait des réserves, des formulations alternatives de principes nouveaux au fond mais se référant par analogie à de vieux principes de libéralisation.
Je vais moi aussi utiliser une analogie pour me faire comprendre. La libre circulation des voitures et des piétons est dans une ville un droit élémentaire, évident. Étendre cependant ce louable principe à la libre circulation de tous dans tous les logements de tous n'apparaît pas aussi évident. Et quand bien même les conseillers municipaux multiplieraient les réserves, en déterminant les heures de libre circulation, ou le nombre de personnes habilitées à pénétrer dans chaque logement par heure et par jour, cela ne changera finalement pas grand chose car le principe lui-même n'est pas acceptable, même s'il est parfait pour les rues et les trottoirs.
C'est cela que Lionel Jospin a dit : le principe est faux. Tout le reste s'est effondré en quelques jours. Le gouvernement fédéral canadien, participant réservé aux négociations, a pris acte. Le gouvernement du Québec qui au fond n'avait pas grand chose à dire dans toute cette question, statut de province oblige, a eu le bon réflexe de saluer immédiatement le geste de la France.
La préparation de l'Accord multilatéral sur l'investissement couronne en quelque sorte un mouvement de libéralisation des échanges amorcé au milieu des ruines de l'après-guerre, mouvement qui s'est poursuivi par les grandes vagues de déréglementation et de privatisation qu'ont connu certaines économies occidentales, et enfin, après la chute du Mur de Berlin, ce même mouvement s'est encore poursuivi par le placage de modèles du capitalisme libéral sur des économies qui émergeaient soudainement de systèmes intégralement planifiés et dont la connaissance des mécanismes de marché se limitait à la pratique du marché noir.
Le même principe de libéralisation, couplé à la révolution des communications, et appliqué à un énorme accroissement des liquidités monétaires dans le monde, va provoquer le saccage monétaire, financier et économique qu'ont connu tant de pays l'été dernier.
Entre les négociations de l'AMI qui se terminent en avril dernier par un renvoi à l'automne et l'échec d'octobre, il y a justement cette crise financière internationale.
La fièvre néo-libérale qui a tant accéléré la mondialisation débouche au bout du compte sur un incroyable aventurisme des plus grandes sociétés financières qui est comme une caricature des dangers que petit à petit on appréhendait dans l'intégration de plus en plus marquée des économies nationales. L'intérêt national, déjà noyé sous les flots d'argent spéculatif, disparaissait encore un peu plus derrière celui des sociétés transnationales.
Politiquement, la réaction aussi se préparait. L'arrivée au pouvoir de messieurs Blair, Jospin et Schroeder est aussi importante quant à l'orientation des esprits que l'ont été dans le sens du néolibéralisme l'arrivée au pouvoir de madame Thatcher et du président Reagan.
Le projet d'AMI devait couronner l'édifice que le néolibéralisme avait graduellement érigé. Le mot graduellement a ici une signification forte. Il s'agit des cinquante dernières années. Au nom de la libéralisation, les économies nationales ont été transformées, profondément. De ces changements, certains ont eu des effets dont on ne peut de bonne foi pas dire qu'ils n'ont pas amélioré de façon remarquable la condition humaine. D'autres se sont révélés des culs de sac, des égarements, des erreurs. Le processus de la mondialisation, c'est l'ensemble de tous ces aboutissements. Rien de pire pour éclairer l'avenir que de généraliser, de trop simplifier, de vouloir juger à la même aulne les avancées et les dérapages, les progrès et les dérives. Et pourtant, il faut le faire, ne serait-ce que pour être en mesure, dans un Québec qui prendrait enfin sa place dans le monde, d'en comprendre les règles de fonctionnement.
Je sais bien que je vais outrageusement simplifier les choses dans mes descriptions historiques. Cela est inévitable, j'essaierai seulement de ne pas caricaturer. Et mon point de vue est celui d'un homme de mon âge qui a vécu bien des événements que je vais maintenant aborder.
Commençons par les plus anciens. En 1933, 30 % des travailleurs de Montréal sont en chômage. La Grande Crise déferle sur le monde. Chaque pays cherche à protéger ses industries en réduisant ou en éliminant ses importations de l'étranger. À ce rythme, des secteurs entiers du commerce international tombent à rien. «Je bloque vos produits, vous bloquerez les miens. De blocage en blocage, nous nous enfoncerons dans la crise.»
L'Europe sortira de la guerre ruinée. Le terrible hiver de 1947, la nécessité d'importer de grandes quantités de charbon et de blé des États-Unis alors que l'on n'a plus rien pour payer va amener chacun à renforcer les contrôles des changes.
Qu'est-ce qu'un contrôle des changes ? Dans son principe, c'est simple. Chacun qui veut acheter à l'étranger doit s'adresser à la banque centrale pour obtenir les devises étrangères, habituellement le dollar américain, pour payer. Celui qui vend à l'étranger doit verser à la banque centrale les dollars qu'il a gagnés et obtenir en échange de la monnaie nationale. Les mêmes principes s'appliquent à celui qui veut acheter ou vendre des titres étrangers, à une compagnie étrangère ou nationale qui veut rapatrier ses profits. La banque centrale balance les comptes et si les sorties dépassent les entrées, elle coupe les sorties. Mais les sorties des uns sont les entrées des autres. À ce jeu, chacun perd, les sociétés s'appauvrissent.
Le Canada lui-même va être touché par le contrôle des changes. Il a traditionnellement affiché un surplus dans ses échanges avec l'Europe et un déficit dans ses échanges avec les États-Unis. L'Europe a réduit ses achats pour les raisons que je viens d'expliquer. On n'a plus ce qu'il faut pour payer les États-Unis. Le contrôle des changes canadiens sera établi en 1947 et il durera jusqu'en 1951, peu de temps si on compare ces quatre années à la durée des contrôles ailleurs.
Toute l'Amérique Latine, en fait le reste du monde, est au même régime. Techniques de protectionnisme : droits de douane et quotas souvent délirants, contrôle des changes tatillons et réducteurs, en tout cas universels.
C'est ainsi, pour être concret, qu'au moment de mon départ à l'étranger en 1951 pour y poursuivre mes études je passe à la succursale de la Banque du Canada, alors sise au square Victoria, pour obtenir l'autorisation de sortir le montant de ma bourse d'études.
Voilà comment se dessine l'arrière-plan de la libéralisation. Le premier geste sera posé par les États-Unis en 1947. L'industrie américaine a pris une formidable expansion pendant la guerre, l'économie américaine est indiscutablement la plus solidement expansionniste, la plus productive, en somme la plus dominante. Mais elle ne peut s'étendre dans un monde où le commerce est bloqué.
Le plan Marshall de 1947 est un geste inédit, révolutionnaire, d'une incroyable portée. Les Américains donneront aux pays d'Europe des sommes considérables en dollars américains, si rares là-bas, à la condition que chacun de ceux qui acceptent ces fonds offrent en retour des crédits en monnaie nationale d'un montant équivalent à leurs voisins.
Toute l'Europe occidentale accepte, le commerce reprend, les frontières s'ouvrent. Tous les pays soviétiques refusent le plan Marshall et chercheront dans la planification systématique une autre voie.
Le second grand tremplin de la libéralisation est mis en place la même année, soit en 1947. Il s'agit de la première négociation du General Agreement on Tariffs and Trade, le GATT, devenu depuis l'OMC, c'est-à-dire l'Organisation mondiale du Commerce.
Un ancien professeur à moi, disait autrefois que l'efficacité des organismes internationaux était inversement proportionnelle à la quantité de leurs publications. GATT publiait peu. Des rencontres de négociation avaient lieu à intervalles de quelques années. On négociait alors entre deux pays à la fois. Le Canada offrait à la France, par exemple, de réduire disons de moitié ses droits sur les transformateurs français si les Français réduisaient de moitié leur tarif sur le papier canadien. Dès qu'une entente était conclue, le nouveau tarif français sur le papier était étendu à tous les pays membres qui voulaient vendre du papier en France, et le nouveau tarif canadien sur les transformateurs était lui aussi appliqué à tous les pays membres qui voulaient vendre des transformateurs au Canada. C'est cela la clause de la nation la plus favorisée. Précisons encore on n'est jamais assez précis en ces matières que l'ancien tarif français sur le papier s'appliquerait toujours aux pays non membres. Même chose pour le tarif canadien sur les transformateurs.
Des échanges comme ceux-là, il y en a eu des milliers, à chaque conférence de GATT. Personne n'est obligé d'entrer dans le Club. Et personne n'est forcé d'y rester. Au fur et à mesure que le temps passe, cependant, il est en pratique impossible de quitter le Club. Les pays qui seraient tentés par la chose se heurteraient alors aux tarifs applicables aux non membres. Plus les droits de douane baissent à l'intérieur du Club, plus il est coûteux d'en sortir, et plus aussi on se bouscule au portillon pour entrer. Cent vingt pays sont membres de l'OMC aujourd'hui, trois fois plus qu'au début du GATT. L'entrée est cependant conditionnelle à l'acceptation par le postulant des règles de comportement commercial, s'appliquant par exemple au dumping, aux subventions aux entreprises et aux barrières non douanières.
GATT a été un levier formidablement puissant de libéralisation des échanges. En permettant d'autre part à des pays de se regrouper pour constituer des zones de libre-échange ou des marchés communs où les droits de douane étaient abolis, il a présidé à l'apparition du marché commun européen à partir de 1957, et de plusieurs autres accords commerciaux, l'ALÉNA récemment, et le Mercosur. Tout se passe comme si la libéralisation des échanges de produits était soumise à un régime à deux vitesses. Quelques groupes de pays atteignent rapidement le libre-échange, d'autres y vont plus lentement.
Ce mouvement de libéralisation a commencé à s'étendre aux services, entre autres aux services aux entreprises. Les services de communication, par exemple, le commerce bancaire, l'informatique, l'engineering, les services financiers et comptables, etc. On voudrait bien, aux États-Unis et en Europe de l'Ouest, que tout cela circule sans entrave à travers le monde. Dans ce cas, on ne parle pas de la nation la plus favorisée, mais de traitement national. Un pays s'engage à l'égard de l'Organisation mondiale du commerce à traiter les services d'une entreprise étrangère sur le même pied que les services d'une entreprise nationale. Et comme pour dispenser ses services il faut bien que l'entreprise étrangère s'installe, la clause du traitement national va comporter que l'on traite l'entreprise étrangère comme on traite l'entreprise nationale. Là apparaît une ambiguïté dont l'AMI va se nourrir. Mais n'anticipons pas.
Il y a un secteur d'activité dans lequel la libéralisation des échanges n'a pas fait beaucoup de chemin, c'est celui des produits et services culturels. La plupart des gouvernements protègent d'une façon ou d'une autre leur vie culturelle et cherchent à en assurer le rayonnement à l'étranger. De tels objectifs sont incompatibles avec le libre-échange. Il n'y a pas vraiment de compromis possible, à moins de réduire l'accent que l'on cherche à mettre sur le développement de la culture nationale. Une clause de contenu national à la radio ou à la télévision, l'obligation de doublage des films étrangers, la liste des outils du protectionnisme culturel est longue.
Dans l'entente de libre-échange, le Canada avait fait exempter les produits et services culturels de l'Accord. À l'occasion des dernières négociations du GATT, la France repiquât l'exception culturelle de l'ALÉNA et réussit à la faire accepter dans l'accord final.
Les Américains n'ont jamais vraiment accepté l'exception culturelle. Forts de leur prédominance dans le cinéma et la chanson populaire, convaincus que le produit culturel est un produit comme les autres, ils prirent leur revanche dans le projet de l'AMI : on n'y trouve plus l'exception culturelle. Comme on le verra, les pays peuvent faire inscrire des réserves qui ne s'appliquent qu'à eux et qui sont appelées à disparaître avec le temps.