La vie de couple à l'époque de Trajan
Par Dominique Boies

On s'accorde généralement pour voir dans le IIe siècle de notre ère le «siècle d'or» de l'Empire romain. Pendant un siècle (96-192), on assiste à la succession paisible de six empereurs, sans meurtre d'État ni sédition militaire. Cette chance exceptionnelle tient à la personnalité des princes, mais aussi au mode de succession utilisé: l'adoption. Tacite dira qu'elle «saura chaque fois trouver le plus digne»1. Trajan est le premier de ces empereurs provinciaux, mais de vieille souche italienne, qui gouvernent le monde romain après l'épuisement de la noblesse romaine. C'est un grand soldat, un chef autoritaire, intègre et d'une parfaite simplicité de vie. Par certains côtés, c'est aussi le «vieux Romain », traditionaliste et conservateur, notamment dans le domaine des moeurs et des usages. Avec lui, Rome retrouve la paix sociale que ses prédécesseurs - et tout spécialement Domitien - avaient peu à peu détruite. Cette harmonie se traduit par une stabilisation des moeurs en général. On constate également que l'émancipation de la femme, qui s'etait produite à partir de la fin de la République, connait un certain ralentissement.

Parallèlement à l'apaisement des tensions et des crises dans la vie politique, une certaine stabilisation de la condition féminine s'est effectivement imposée dans les domaines juridique et social à partir des Flaviens, et plus particulièrement sous les Antonins. Tous ces bouleversements sociaux ont affecté la conception traditionnelle du couple, mais sans véritablement toucher les aspects plus profondément ancrés dans la mémoire collective. Qu'en est-il à l'époque de Trajan? La conception ancienne du couple où la femme était traitée en mineure avait laissé place à une nouvelle relation où les époux, au moins dans la haute société, bénéficiaient d'une grande indépendance. Sous les Antonins, cette union se fait plus sentimentale et s'intériorise2. Au-delà de cette constatation très générale, il importe de voir ce que les sources même de cette époque nous présentent. Bien sûr Plutarque affirme que l'affection doit présider à l'union3, tout comme Ulpien, quoique plus tardif, qui voit là la raison du mariage - et non pas l'harmonie sexuelle4. Mais ce sont des oeuvres qui ne traitent pas de la vie quotidienne. D'autres auteurs plus critiques de cette période ont écrit sur la femme et sur les relations conjugales. Parmi ceux-ci Pline le Jeune5, Juvénal6 et, plus largement, Tacite7 nous présentent des visions fort différentes de la vie de couple à l'apogée de l'Empire: Autant Pline le Jeune jouit d'un parfait bonheur avec Calpurnia, autant Juvénal est satirique face au mariage et aux moeurs liées à la vie conjugale. Il semble donc que l'image est moins nette et qu'il convient de dégager le concept de la réalité.

Dans mon travail, je tenterai de déterminer à quel niveau se situe la réalité face au concept de l'épouse idéale. Par une correspondance qui prend au vif la réalité de Pline en comparaison avec le ton acide des satires de Juvénal, je tenterai de dresser un portrait de la conception du mariage à l'apogée de l'Empire8. Il est pertinent d'appliquer aux moeurs conjugales le qualificatif général pour l'époque de Trajan, qui est considérée comme le triomphe de l'humanisme. Mais en ce qui concerne les rapports du couple, on distingue également trois composantes: deux, intemporelles, qui sont l'institution du mariage et la perception traditionnelle de la matrone; et une dernière, qui touche aux effets idéologiques de l'époque de Trajan sur la vie de couple. Ce sont ces composantes que nous examinerons et préciserons dans ce travail.

Le mariage: La survie du nom et de la lignée
Dans la haute société, les mariages sont le plus souvent arrangés et les épouses encore adolescentes au moment de l'union9. Un des plus célèbres cas dans l'histoire romaine concerne Jules César qui marie sa fille Julia à Pompée - qui est pourtant cinq ans plus âgé que César - pour sceller la constitution du premier triumvirat. La correspondance de Pline le Jeune contient quelques exemples de cette pratique qui suggère que la fortune et la position sociale des différentes familles étaient des arguments de poids dans la sélection des époux.

Un exemple représentatif pourrait être celui de Junius Mauricus qui, peu après son retour d'un exil auquel l'avait contraint Domitien, demande à son ami Pline de trouver un mari convenable à la fille de son frère Arulénus Rusticus, dont il est le tuteur. Pline lui suggère un de ses protégés, Minicius Acilianus, dont le père appartient à l'ordre équestre. Ce dernier est très riche et aurait même pu devenir sénateur s'il l'avait voulu. Acilianus lui-même a déjà parcouru les trois premiers échelons du cursus honorum et est promis à une belle carrière10. Notons que la jeune fille est âgée de 13 ou 14 ans, et le jeune homme doit avoir autour de 35 ans11.

Bien que cette lettre donne le ton, c'est peut-être Pline lui-même qui fournira le cas-type de cette étape de notre démonstration. En effet, son mariage avec sa troisième femme, Calpurnia, a été arrangé grâce aux bons soins de la tante de la jeune fille, Calpurnia Hispulla, une amie de longue date de Pline (Ep.4.19.7)12. L'épistolier était dans la quarantaine au moment de ce mariage, alors que sa nouvelle épouse était à peine sortie de l'enfance13. Il semble que Calpurnius Fabatus, le grand-père de Calpurnia, ait eu certaines réserves à propos de cette union14. C'est qu'il y avait d'énormes pressions sur Pline et Calpurnia pour qu'ils aient des enfants. Pline était le seul survivant de sa famille. Calpurnia et sa tante étaient les seules héritières de Fabatus, et Calpurnia Hispulla, qui n'était vraisemblablement pas mariée au moment de la correspondance, avait probablement passé l'âge d'avoir elle-même des enfants. La crainte de Fabatus relève du fait que Pline, déjà marié deux fois auparavant, n'avait pas eu d'enfants de ses précédentes unions15 - il n'en aura d'ailleurs jamais16. Ces craintes semblent confirmées lorsque Calpurnia, qui n'était pas encore pubère au moment de son mariage, tombe enceinte sans s'en rendre compte et perd l'enfant qu'elle portait17. Les deux lettres que Pline écrit à Fabatus et Hispulla sont très révélatrices quant aux préoccupations de chacun.

Au grand-père (Ep. 8.10), Pline annonce la perte regrettable d'un arrière-petit-fils. Ses mots sont soigneusement choisis: il appréhende une réaction de colère, une accusation de lui nier un héritier. Pline lui rappelle qu'il est chanceux que Calpurnia ne soit pas morte également, qu'il y a encore une possibilité qu'elle puisse lui assurer une descendance. Il n'y a aucun indice dans la lettre qui suggère que Fabatus ait put s'inquiéter de l'état de santé moral et physique de sa petite-fille parce qu'il l'aimait18. C'est tout le contraire dans la lettre que Pline fait parvenir à Calpurnia Hispulla (Ep. 8.11). Pline espère de la sympathie et de l'inquiétude envers la jeune fille, et le ton de sa lettre le laisse percevoir. Pourtant, là encore, il prend soin d'expliquer à son amie que la fausse-couche de son épouse n'était pas volontaire, et il lui demande même de le faire comprendre à Calpurnius Fabatus19.

Il semble très clair d'après ces deux lettres que la famille de Calpurnia était bien consciente que la jeune fille représentait la dernière chance de prévenir l'extinction de sa lignée. La pression sur Calpurnia pour qu'elle produise des enfants a du être énorme, tout comme le stress émotionnel et la culpabilité que l'adolescente a du ressentir après sa fausse-couche, surtout face aux accusations et à la colère de sa famille, ainsi qu'au peu de sympathie qu'on lui témoignait20.

Une telle réaction d'hystérie était fréquente en présence d'une fausse-couche21. Les naissances à Rome sont encore insuffisantes même si la natalité progresse un peu (la moyenne passe de 1,5 à 2 enfants par couple)22. Dans une société où les mariages sans enfants son nombreux, face à une contrainte familiale, sociale, politique et judiciaire, faut-il se surprendre qu'une solidarité se soit développée entre les deux époux? Même si le mariage est toujours à la base un contrat visant à assurer la prospérité et la survie du nom, le contexte social est davantage propice à l'épanouissement de la vie conjugale et à l'intériorisation des relations entre le mari et la femme.

Le modèle de la matrone: Les bonheurs de la vie de couple et la solidarité conjugale
Ce qui ressort davantage des lettres de Pline traitant de sa vie conjugale, c'est peut-être la persistance de l'idéal traditionnel de la matrone23. Un corpus de quatres lettres (Ep.4.19, 6.4, 6.7 et 7.5) nous laisse entrevoir le bonheur presque parfait qu'il partage avec Calpurnia. Ne soyons pas dupes, ces lettres teintées à l'eau de rose ne reflètent peut-être qu'en partie la réalité. En effet, nous ne pouvons dire si Pline avait réellement une vie de couple heureuse, ou s'il a simplement pris le rôle d'un homme heureux dans son oeuvre littéraire24. Cependant, même le portrait d'un mariage idéalisé peut nous servir à établir les qualités que Pline et ses contemporains admiraient le plus chez une épouse et les types de comportements qui correspondaient à leurs attentes25. Ainsi, l'éloge de sa femme qu'il fait dans la lettre 4.19 est souvent jugé inacceptable par les courants de pensée modernes, mais cela révèle encore plus notre grande ignorance de la vie de couple romaine dont Pline nous laisse entrevoir un bref - et rare - aperçu26.

Calpurnia Hispulla, Pline décrit les vertus de sa femme27. Tout d'abord elle est économe (frugalitas) - une qualité qui peut faire sourire compte tenu de la grande fortune de Pline. Les nombreuses pierres tombales de l'époque qui font référence à des femmes frugales indiquent l'importance que leur mari accordait à cette qualité28. On peut probablement voir ici l'influence de l'idéologie du siècle de Trajan qui réagit à l'excès de luxe des périodes antérieures. Calpurnia est également fidèle (castitas) - comment pourrait-il en être autrement puisqu'elle l'aime? Ici, Pline informe discrètement Hispulla de la réussite de son mariage autant sur le plan affectif que sexuel29. Il en donne pour preuve son dévouement à ses intérêts. À cause de son affection pour lui, Calpurnia s'est intéressée à la littérature et relit continuellement ses oeuvres, jusqu'à en connaître plusieurs par coeur. Elle se montre également concernée par ses plaidoiries, et lorsque Pline donne une lecture publique, elle fait discrètement remarquer sa présence derrière un rideau. Enfin, elle récite les vers de son mari en s'accompagnant à la cithare. Àcause de cette dévotion, Pline est certain que leur affection réciproque grandira de jour en jour. Le dernier commentaire de Pline sur les vertus de son épouse est significatif. Selon lui, Calpurnia ne porte pas attention à son âge et son apparence physique. C'est davantage son renom et sa célébrité (gloria) qui l'attirent30.

On peut se surprendre de l'égoïsme de Pline qui définit la réussite de son mariage par l'enthousiasme de Calpurnia à s'intéresser à ce qu'il aime et la dévotion de celle-ci à sa quête de gloire. Mais Pline définit son mariage selon les valeurs de sa société, et il faut admettre que ce sont là les qualités attendues de l'épouse romaine idéale31. Au moment de son mariage, Calpurnia a accepté de devenir ce que l'on attendait d'elle. Réalisant qu'écrire et discourir étaient les deux passions de Pline, elle a appris à lire et écouter32. Certains auteurs y ont vu la preuve que les femmes romaines de la haute société étaient très instruites33. Pourtant, nulle mention n'est faite que Calpurnia lise d'autres écrits que ceux de son mari, ni qu'elle soit capable d'en faire une critique élaborée. Ce que cette lettre révèle, c'est que Calpurnia a appris dès son jeune âge à assumer les intérêts de son mari et ainsi lui plaire34. De la même façon, Calpurnia a perçu la crainte de son mari qu'une jeune épouse ne le trouve pas attirant. Astucieuse, elle a atténué cette peur en mettant l'emphase sur l'attrait de son oeuvre35.

Les lettres 6.4, 6.7 et 7.5 apportent d'autres éléments d'information susceptible de nous aider à préciser la dynamique des relations conjugales à l'époque de Trajan. Toutes trois prennent place durant la convalescence de Calpurnia en Campanie, alors que Pline est retenu à Rome où il doit plaider. Ces missives sont remarquables car elles sont un exemple rarissime de lettres d'amour entre deux époux36.

Dans la première de ces lettres, Pline s'inquiète de la santé de Calpurnia et lui fait savoir qu'elle lui manque. Il lui reproche surtout de ne pas lui écrire assez souvent37. Calpurnia déplore également cette séparation. Pour remédier à son ennui, elle tient près d'elle des ouvrages qui lui rappellent son époux. Calpurnia a réalisé que Pline serait enchanté d'entendre qu'elle chérissait ses livres comme un substitut à sa présence physique38, et celui-ci, comblé, lui répond aussitôt que lui aussi ne cesse de relire ses lettres pour se consoler, bien qu'elles contribuent à accentuer la souffrance causée par son absence39. Pline, à son tour, essaie de la flatter en disant quelque chose que lui-même aime entendre: il lit et relit ses lettres à elles, et les trouve charmantes40.

La lettre 7.5 est la dernière dans cette série de courts billets entre Pline et Calpurnia, et c'est sûrement la plus érotique des trois qui nous sont parvenues. On y voit la passion qu'éprouve l'épistolier pour son épouse: La nuit, incapable de dormir, il ne cesse de penser à elle; le jour, il se rend mécaniquement dans sa chambre qu'il trouve évidemment vide. Triste et mélancolique, affligé même, Pline nous donne la preuve de son amour pour Calpurnia et, par le fait même, de la réussite de son mariage41. Il est en évidemment impossible de dire avec certitude si Calpurnia aimait tendrement son mari, ou si elle jouait simplement le rôle de la bonne épouse - là n'est pas le propos de notre étude. Il est toutefois clair que la relation est à sens unique42. Peut-on alors réellement parler d'une union plus sentimentale et plus intérieure? Si la vie de couple de Pline est un succès, n'est-ce pas plutôt parce que Calpurnia a mis ses propres intérêts de côté et s'est adaptée à vivre harmonieusement avec Pline? Il est donc certainement difficile, sinon impossible, d'y voir la relation d'égale dépendance que l'auteur prétend caractéristique de cette époque43.

Le cas de Calpurnia n'est pas unique dans l'oeuvre de Pline. La lettre 8.5 à la mémoire de la femme de Macrinus nous la présente comme le modèle immuable de la matrone44. Sans jamais l'identifier par son nom - elle restera à jamais l'anonyme épouse de Macrinus -, il fait l'éloge de vertus comparables à celle de Calpurnia: «elle a passé avec lui trente-neuf ans, sans une querelle, sans une bouderie. Quels égards elle avait pour son mari, étant elle-même digne de tous les égards!»45. Dans le reste de la lettre, Pline s'apitoie sur le sort du pauvre veuf qui devra maintenant composer sans le bonheur que lui apportait son épouse. On ne considère donc pas la femme pour ses qualités intrinsèques, ses réalisations ou sa personnalité propre - en avait-elle même une? - mais plutôt par sa réussite à plaire à son mari.

Sont également représentées ces femmes solidaires, qui de tous temps ont préféré suivre leur mari dans l'exil ou dans la mort. Les plus célèbres sont bien sûr la première Arria46, dont la conduite est décrite dans la lettre 3.16 et Fannia47, dont il dresse dans 7.19 la liste de ses vertus. Et que dire de celle qui, son époux étant atteint d'une maladie incurable, s'est jetée avec lui dans un lac après s'être liés l'un à l'autre48. Encore une fois, ces femmes devaient servir de modèles aux lecteurs de Pline. Le style utilisé nous montre qu'il n'a aucun doute qu'ils partageront son point de vue. De fait, d'autres auteurs ont traité de la première Arria49. Tacite rappelle également le destin de la seconde Arria, qui a renoncé à mourir avec son mari pour l'amour de sa fille50.

Tous ces écrivains - et bien d'autres - mettent de l'avant des femmes conformes aux attentes traditionnelles du rôle d'épouse et qui sont susceptibles d'être imitées51. Le destin n'a pas permis à Pline de tester la loyauté de Calpurnia face à ces adversités que constituent la maladie et les persécutions politiques. Il est toutefois évident qu'il n'en attendrait pas moins de son épouse.

Les moeurs conjugales: deux visions
Ce portrait paisible du mariage ne fait pas l'unanimité, même chez les auteurs anciens. Deux satires de Juvénal font ressortir l'hypocrisie et les tensions qui sous-tendent la vie de couple au début de l'Empire. Certes, certains érudits ont affublé le satiriste du titre de misogyne; mais ne dépeint-il pas les hommes de la même manière que les femmes - fourbes et calculateurs? Le fil conducteur dans toutes les satires est la grandeur et les idéaux de la Rome ancienne52. C'est ce retour au classicisme que prône Juvénal et qu'il faut percevoir, derrière la façade des moeurs conjugales, dans les satires 2 et 6.

La satire 2, intitulée «Pervers hypocrites», est une condamnation de l'hypocrisie, et plus particulièrement de ces philosophes stoïciens qui camouflent leur perversion homosexuelle sous une morale rigide et austère qu'ils sont eux-mêmes incapables de respecter. Il ne faut pas voir ici une condamnation de l'homosexualité comme telle. L'homosexualité était une option sexuelle universellement reconnue dans l'antiquité53 et prendre l'attaque de Juvénal sous cet angle risquerait de dévier le propos de la satire. Il faut plutôt y voir une condamnation des homosexuels passifs et de leur comportement hypocrite54: En cachant leur préférence sexuelle par un mariage non consommé, ils seraient les symptômes du déclin moral de la société romaine. Juvénal donne l'exemple de Pacuvius Hister qui achète le silence et la présence de son épouse par des bijoux alors qu'elle assiste, résignée, aux ébats amoureux de son mari et de son amant55. Cette duplicité est aussi réminescente de l'Empereur Domitien qui prêchait la pureté morale alors qu'il était lui-même coupable d'inceste avec sa nièce56.

Cependant, c'est la satire 6 qui est la plus révélatrice du scepticisme de Juvénal face à la vie de couple. Cette tirade contre les femmes est la plus longue et la plus célèbre des satires romaines. Elle est adressée à un certain Postumus et essaie de le dissuader de se marier. Dans les premières lignes de la satire, l'auteur noux explique que le mariage est impossible car la fidélité a depuis longtemps disparu de la surface de la terre; il réprimande alors Postumus pour avoir été idiot au point de vouloir se marier bien qu'il soit impossible de trouver une femme convenable. En preuve, Juvénal lui présente une série de mariages désastreux. Postumus objecte que les femmes ne sont pas toutes si malveillantes, mais Juvénal continue sa démonstration. Postumus se marie malgré tout, et découvre trop tard que les femmes veulent plus que l'égalité sexuelle: elles veulent le contrôle de tout. Incapable d'améliorer sa situation, le pauvre Postumus tente de se convaincre que sa femme l'aime. Juvénal nous présente ensuite une liste d'horreurs perpétrées par les femmes mariées, dans laquelle Postumus réapparaît par intervalles, presque anonyme, soumis à diverses humiliations. Finalement le pauvre homme devient mentalement faible, ayant été drogué par son épouse maléfique. Il disparaît bientôt du tableau. Juvénal est maintenant seul pour Combattre cette femme malveillante, qui est déterminée à se débarrasser du reste de sa famille par le poison. Il conclut ironiquement que les maris finiront éventuellement par apprendre à se défendre57.

Il n'y a aucun doute que le propos de la sixième satire est de dénoncer les femmes mariées pour ce qu'elles font subir à leur maris - comment elles les humilient, les trichent et les détruisent. Cependant, elle dénonce également la docilité et la soumission des maris58. Les épouses savent qu'elles peuvent leur faire subir n'importe quelle atrocité car ils leur font confiance et les aiment59; Postumus est un imbécile et un peureux car il a permis à sa femme - entre autre - de l'émasculer et de le tromper sans crainte60. Ainsi, pour Juvénal, trois évidences s'imposent. Tout d'abord, l'importance qu'une femme se donne croît avec la dot qu'elle apporte. Ensuite, le mariage leur donnant accès au pouvoir, il est certain que toutes les femmes ne se marient pas par amour. Enfin, rien ne peut les empêcher d'atteindre leur but; elles peuvent passer par huit mariages en cinq ans si elles le veulent, en se débarrassant des maris gênant par le divorce ou par le poison61. À l'opposé, Postumus est présenté comme un idéaliste. Il est prêt à prendre le risque de se marier car il croit aux valeurs conjugales traditionnelles et à cette notion de fidélité exclusive qu'est la castitas62.

Ces portraits de mégères contredisent radicalement la représentation de la matrone traditionnelle de Pline et son portrait de l'épouse idéale. Pourtant, les deux ne sont peut-être pas si éloignées l'une de l'autre qu'on pourrait se l'imaginer. Juvénal dénonce les moeurs conjugales qui se sont imposées sous l'Empire. Fidèle à l'idéologie du siècle d'or, il prône un retour aux valeurs augustéennes et même aux fondements traditionnels de la République. Les personnages de ses satires, grotesques et exagérés, sont l'antithèse du couple idéal. Alors que Pline fait l'éloge des femmes qui adhèrent aux valeurs traditionnelles, Juvénal ridiculise celles dont le comportement choque les traditionalistes63.

Cette attitude dénonciatrice n'est pas présente chez uniquement Juvénal. On la retrouve également chez Tacite. Les portraits controversés qu'il a fait de Livie, d'Agrippine la Jeune et de Messaline lui ont souvent valu d'être taxé de misogynie. Pourtant, aucun ne l'a démontré de façon convaincante64. Les recherches sur les femmes dans l'oeuvre de Tacite ont pris une direction intéressante depuis les années 1970. L'historiographie nous montre que les auteurs ont maintenant certaines réserves face aux positions tranchées de Tacite. Ils commence à admettre que les standards par lesquels Tacite juge les femmes sont masculins, traditionnels et conservateurs65, et peuvent avoir influencé son oeuvre davantage que ses convictions et ses expériences personnelles66. Ainsi, le courant idéologique qui circule au moment où Tacite écrit ses Annales est déjà plus radical qu'au temps de la rédaction des Histoires. Les représentations de femmes y sont nettement différentes: aux brefs exemples de ces femmes nobles ou vicieuses qui ont combattu durant la guerre civile, succède une condamnation en règle de ces rivalités féminines qui ont ébranlé la politique impériale et qui furent à l'origine du nouveau système de gouvernement67. Comme c'est le cas dans les satires, les femmes, les épouses et les mères de Tacite sont teintées du conservatisme de l'époque de Trajan.

Entre l'épouse idéale de Pline le Jeune et cette vision des femmes du début de l'Empire que l'on retrouve aussi bien chez Tacite que Juvénal, où peut-on situer la réalité à l'époque de Trajan? Il est vraisemblable que la correspondance de Pline reflète également les valeurs de sa société, et cela affecte sûrement la perception de son union avec Calpurnia telle qu'il nous la présente. C'est indirectement qu'il faut aller chercher notre réponse. Contrairement à Tacite, Pline s'est fait le chroniqueur de son époque, et non pas du passé. Parmi ses lettres, on retrouve de nombreuses descriptions et analyses de procès qu'il a plaidés ou auxquels il a assisté. Sont-elles totalement impartiales, probablement pas. Mais le souci du détail qu'a Pline lorsqu'il rapporte ces événements extérieurs permet certainement d'en diminuer le biais.

La lettre 6.31 nous présente une session judiciaire de Trajan. Parmi les causes citées, on note le cas d'une certaine Gallitta, accusée d'adultère. Femme d'un tribun militaire, elle avait trompée son mari avec un centurion. Apprenant la chose, le mari avec obtenu de l'empereur qu'il bannisse le centurion. Cependant, toujours amoureux de son épouse, il était prêt à lui pardonner son adultère. Averti d'avoir à mener son accusation jusqu'au bout, il le fit de mauvais gré. Gallitta fut condamnée et livrée à la sévérité de la loi Julia68. C'est dans des cas comme celui-ci qu'on peut percevoir le véritable visage du renouveau idéologique du IIe siècle de notre ère. À la dimension conservatrice et traditionnelle, vient s'ajouter cette dimension intérieure et affective. Malgré l'écart de conduite de son épouse, le mari est prêt à pardonner. Seule la rigidité de la loi l'oblige à poursuivre son accusation jusqu'au bout.

On l'a vu, l'institution du mariage et la perception de la matrone traditionnelle ont très peu changés depuis l'époque républicaine. Au temps de Trajan, l'idéal féminin est toujours aussi stricte, aussi austère. Les vélléités d'émancipation conjugale sont largement dénoncées par les courant conservateurs, et les décennies précédentes sont condamnées a posteriori. Ce qui fait son apparition, c'est une solidarité, une certaine affection entre les deux époux. Peu de femmes en réalité furent des épouses «idéales» sur tous les points; et la plupart des maris apprirent à tolérer celles qui ne répondaient pas complètement à leurs attentes. Il exista certainement de ces femmes ambitieuses et sans scrupules qui provoquèrent la colère des auteurs anciens. Mais la postérité se chargea de les clouer au pilori, tout comme elle légua à la mémoire collective le souvenir de ces mères et de ces épouses exemplaires.

Par des démarches opposées, Pline le Jeune et Juvénal nous présentent le même portrait de l'épouse idéale. Ainsi, l'harmonie du couple ne dépendrait que de la réussite de la femme à confondre son identité à celle de son mari. Alors doit-on parler de bonheur conditionnel? Entre le mythe de la femme idéale et la réalité, on retrouve la société romaine, avec son conservatisme et ses traditions; la famille, avec ses attentes et ses droits; la politique et la justice, avec leurs contraintes respectives. La vie de couple à l'époque de Trajan est un équilibre de tous ces facteurs. Plus les deux partenaires s'identifieront au modèle qu'on leur propose, plus les chances de réussite seront présentes. Ils ne peuvent compter que sur eux-seuls, et c'est dans la confiance mutuelle qu'ils développeront et trouveront leur bonheur.


1 Tacite, Histoires, I, 16.
2 Guy Achard, La femme à Rome, Paris, PUF, 1995, p.111. Collection «Que sais-je?».
3 Plutarque, Préceptes du mariage, 11.
4 Ulpien, Commentaires sur Sabinus, liv. 35.
5 La correspondance de Pline le Jeune est une des rares sources d'information portant spécifiquement sur le règne de Trajan et à laquelle il est possible de se fier. Ses lettres (livres I à IX) traitent de la vie culturelle, sociale et économique, et comportent de nombreuses descriptions, compte-rendus et discussions politiques. Il faut cependant être conscient que ces lettres ont été écrites et réécrites en vue de la publication. Ainsi, Pline ne nous présente que ce qu'il veut bien que le lecteur sache; s'il pèche, ce serait davantage par omission. Sur la fiabilité de Pline le Jeune comme source, cf. A.N. Sherwin-White, The letters of Pliny, Oxford, Clarendon press, 1985, pp.11-20. Le choix d'une source aussi expressive - et je dirais même «vivante» - nous impose la recherche de documents de la même période. D'autres auteurs contemporains de Pline, tels Tacite, Juvénal et Martial, nous aideront à cerner et préciser certains aspects de la vie sociale, politique, économique, culturelle et juridique à cette époque charnière de l'Empire.
6 Les satires de Juvénal nous présentent une vision exagérément sombre de la vie sociale à Rome au début de l'Empire. D'aucuns ont suggérés que les tableaux peints par le satiriste sont en fait une condamnation du règne troublé de Domitien qui l'avait exilé. Mais, déjà, le regard que porte Juvénal sur ces événements pas si lointains est déjà teinté de l'idéologie du siècle d'or. Des comportements généralement tolérés, voire acceptés, quelques années auparavant sont maintenant ouvertement critiqués et dénoncés a posteriori. Sur sa vision de la société et de la morale, cf. E. Courtney, A Commentary on the Satires of Juvenal, London, The Athlone Press, 1980, pp.18-36.
7 Les ouvrages de Tacite ne nous serviront pas directement comme outils de démonstration. Ils seront plutôt utilisés pour appuyer notre interprétation des lettres de Pline et des satires de Juvénal. L'oeuvre de Tacite est immense et couvre l'ensemble de l'histoire romaine jusqu'à son époque. La place des femmes est la source d'une abondante historiographie (cf. Kristine Gilmartin Wallace, «Women in Tacitus 1903-1986», ANRW, II, 33.5, 1989, pp.3556-3574) et il serait particulièrement intéressant d'y retracer les modèles féminins qu'il propose puisqu'on devrait y percevoir les influences idéologiques du siècle d'or. Cependant, vu l'espace limité dont nous disposons ici, nous nous bornerons à une analyse des tendances historiographiques.
8 Martial n'est pas pris en compte dans cette confrontation frontale à cause du caractère atemporel de ses épigrammes. Il nous servira néanmoins, comme Tacite d'ailleurs, à appuyer notre démonstration et nos conclusions.
9 Guy Achard, Ibid., p.113.
10 Pline le Jeune, Lettres, 1.14.
11 A.N. Sherwin-White, op. cit., p.117.
12 Jo-Ann Shelton, «Pliny the Younger, and the ideal wife», Classsica et Mediaevalia, XLI (1990), p.163.
13 Ibid., p. 165
14 Ibid.
15 Ibid., p.167.
16 Dans la lettre 10.2, au moment de la légation en Bithynie (112), il remercie Trajan de lui avoir accordé le ius trium liberorum, bien qu'il n'ait pas d'enfant. Il mourra autour de 114. On ne sait pas si Calpurnia a eu une descendance d'un mariage subséquent. On sait toutefois que Fabatus ne verra jamais sont rêve se réaliser: il est mort peu de temps avant Pline.
17 Pline le Jeune, Lettres, 8.10.
18 Jo-Ann Shelton, loc.cit., p.172.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Soranos, Gynécologie, 3.26.
22 Guy Achard, Ibid., pp. 114-115.
23 L'exemple classique est Cornelia, la mère des Gracques. Veuve de bonne heure, elle se consacra à l'éducation de ses deux fils. Elle fut le type de la Romaine de grande naissance, admirable pour ses vertus et sa large culture.
24 Jo-Ann Shelton, loc. cit., p.165. Voir également la note 5.
25 Ibid.
26 A.N. Sherwin-White, op. cit., pp.296.297.
27 Pline le Jeune, Lettres, 4.19.
28 Jo-Ann Shelton, loc. cit., p.166.
29 Ibid.
30 Pline est lui-même convaincu de la dévotion et de l'amour de son épouse. Il faut éviter de poser trop vite un jugement de valeur moderne car l'affection de Calpurnia est peut-être réelle, sincère et spontanée. C'est seulement l'analyse du courant idéologique de l'époque qui nous permettra, peut-être, en fin de compte, de conclure.
31 Jo-Ann Shelton, loc. cit., p.167.
32 Ibid., p.168.
33 Tels Sherwin-White, op. cit., p.297 et Guy Achard, op. cit., p.115.
34 Jo-Ann Shelton, loc. cit., pp.168-169. On peut mettre en parallèle la lettre 5.16 où Pline déplore la mort de la fille de Fundanus. Elle montre que dès leur plus jeune âge, les jeunes filles étaient déjà conditionnées à l'obéissance, la docilité et la bonne humeur. Ep. 1.16.6 nous révèle également qu'une partie de l'éducation des femmes était fournie par le mari: «[...] soit qu'après avoir épousé sa femme encore toute jeune fille il ait su lui donner tant d'instruction et de goût.»
35 Ibid., p.169.
36 Ibid., p.170. Dans la littérature latine, les lettres de ce type sont normalement associées aux relations extra-conjugales.
37 Pline le Jeune, Lettres, 6.4.5.
38 Jo-Ann Shelton, loc. cit., p.169. Ici encore on remarque le choix des mots qui plaisent à son époux.
39 Pline le Jeune, Lettres, 6.7.
40 Jo-Ann Shelton, loc. cit., p.170.
41 Anne Marie-Guillemin a noté la ressemblance de la lettre 7.5 avec les Tristes d'Ovide (3.3.15). Cependant, elle croit davantage à une inspiration du modèle qu'à un «pastiche» ou une fiction de Pline. Cf. Note 1 dans Pline le Jeune, Lettres, tome 2, texte établi et traduit par Anne-Marie Guillemin, Paris, Les Belles Lettres, 1959, pp.12-14. Jo-Ann Shelton, loc. cit., p.171, remarque que même si cette lettre était une oeuvre de fiction, elle ne viendrait que renforcer l'image du mariage idéal à l'époque de Trajan. 42 Jo-Ann Shelton, loc. cit., p.169.
43 Guy Achard, op. cit., pp.113-114.
44 Pline constate que Macrinus «a perdu une femme digne d'être un admirable modèle, même si elle eut vécu jadis».
45 Pline le Jeune, , 8.5.1.
46 Lorsque son époux, Caecina Paetus, doit se suicider sur ordre de Claude, en 42, elle n'hésite pas à le suivre dans la mort.
47 Petite-fille d'Arria, Fannia a suivi deux fois son époux Helvidius Priscus en exil et, après son exécution par Vespasien, a secrètement préservé ses livres dont la destruction avait été ordonnée.
48 Pline le Jeune, Lettres, 6.24.
49 Dion, 60.16.5-6 et Martial 1.13.
50 Tacite, Annales, 16.34.
51 Jo-Ann Shelton, loc. cit., p. 177.
52 Martin M. Winkler, The Persona in Three Satires of Juvenal, Hidelsheim/Zürich/New York, Georg Olms Verlag, 1983, p.23.
53 Dans l'Antiquité, les hommes étaient souvent considérés comme bisexuels. Quelquefois ils étaient attirés par de beaux jeunes hommes, d'autres fois par de belles jeunes femmes.
54 Martin M. Winkler, op. cit., pp.90-91.
55 Juvénal, Satires, 2.58-63.
56 William Barr, introduction dans Juvénal, The Satires, traduit par Niall Rudd, Oxford, Clarendon Press, p.xix.
57 Warren S. Smith, Jr., «Husband vs. Wife in Juvenal's sixth Satire», The Classical World, 73 (1980), p.323.
58 Ibid., p.330.
59 Ibid., p.332.
60 Ibid., p.330.
61 Ibid., p.329.
62 Ibid., p.326.
63 Jo-Ann Shelton, loc. cit., p.177.
64 Kristine Gilmartin Wallace, loc. cit., p.3574.
65 Ibid., p.3571.
66 Ibid., p.3572.
67 Ibid.
68 Pour la femme, c'était la perte de la moitié de la dot, du tiers des autres de ses biens, la relégation dans une île et le port de la toga des courtisanes au lieu de la stola des matrones.



BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages généraux sur les femmes romaines
ACHARD, Guy. La femme à Rome. Paris, Presses Universitaires de France, 1995. 128p. Collection «Que sais-je?».
HALLETT, Judith P. Fathers and Daughters in Roman Society: Women and the Elite Family. Princeton, N.J., Princeton University Press, 1984. 422p.

Sur Juvénal
COURTNEY, E. A Commentary on the Satires of Juvenal. London, The Athlone Press, 1980. xiii-650p.
SMITH, Warren .S. «Husband vs. Wife in Juvenal's Sixth Satire». The Classical World, 73 (1980), pp.323- 332.
WINKLER, Martin M. The Persona in Three Satires of Juvenal. Hildesheim/Zurich/New York, Georg Olms Verlag,1983. xii-248. Alterumswissenschaftlicche Texte und Studien.
WISSEN, David S. «The Verbal basis of Juvenal's Satiric Vision». ANRW, II, 33.1, édité par Wolfgang Haase et Hildegarde Temporini, Berlin/New York, 1989, pp.708-733.

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SHERWIN-WHITE, A.N. The Letters of Pliny: A Historical and Social Commentary. 3e éd. rev., Oxford, Clarendon Press, 1985. 808p.

Sur Tacite
GILMARTIN WALLACE, Kristine. «Women in Tacitus 1903-1986». ANRW, II, 33.5, édité par Wolfgang Haase et Hildegarde Temporini, Berlin/New York, 1989. pp.3556-3574

Sources
JUVÉNAL. The Satires. Translated by Niall Rudd with an introduction and notes by William Barr, Oxford, Clarendon Press, 1991. xxxix-250p.
PLINE LE JEUNE. Lettres. Texte établi et traduit par Anne-Marie Guillemin, Paris, Les Belles Lettres, 1955-1961. 3 t. Collection des Universités de France.


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